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peine arrivé, il s’est rendu aux avant-postes pour reconnaître les retranchemens français, et qu’il chevauchera le lendemain le long des lignes. Il note que trois hommes ont été tués dans une redoute où il a passé, tués misérablement, dit-il ; parole humaine prononcée devant les premiers morts par un prince qui jettera tant de cadavres sur tant de champs de bataille.

Il est au naturel, point troublé, point excité, ému seulement d’une émotion gaie ; il dit de jolies choses sur l’odeur de la poudre ; il aime le bruit du canon, et il a été ravi que, pendant son premier repas au camp, la première santé portée par lui ait été accompagnée d’une canonnade française. Un jour, au retour d’une reconnaissance, il passait dans un bois où des boulets coupaient les branches ; des officiers autrichiens qui l’accompagnaient remarquèrent qu’il continuait la conversation, et que sa main, sur la bride de son cheval, demeurait tranquille. Il plaisante les camarades qui ne l’ont pas accompagné, comme ce pauvre Natzmer, qui est resté là-bas derrière son poêle, et qu’il appelle un écriturier. Lui qui n’écrivait en allemand que lorsqu’il y était forcé, le voilà qui fait des vers allemands, comme s’il sentait que la rudesse de la langue maternelle convenait mieux à l’expression de la vie guerrière :

… Wer nicht kann Kartauneuknall’ und Stücken hören brausen,
Dem rathe ich er bleibe zu Haus,
Und laufe der Mutter den Zipfelpelz aus…

« À celui qui ne peut entendre le bruit du canon et le sifflement des boulets, je conseille de rester à la maison, et de courir derrière la camisole de maman. » Kartaunenknall et brausen rendent mieux que nos mots français l’éclat d’une pièce qu’on tire et le bruit que fait le passage du boulet. Ce rimeur français trouve tout à coup de la poésie de lansquenets. Il célèbre même le noble jus de la vigne, qui lui monte au cerveau et lui fait oublier le cours des étoiles. Il adopte un juron militaire recueilli de la bouche des Hongrois : ördek teremtete, c’est le diable qui t’a fait.

La campagne, décidément, n’a pas été perdue pour tout le monde. Frédéric n’y a pu acquérir une expérience complète de la guerre, puisqu’aucune grande bataille n’a été livrée et que tout s’est borné à des campemens, marches et contremarches, mais il a fait une reconnaissance en lui-même, où il a trouvé le jeune héros.