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justice. A leurs yeux, pouvoir obtenir justice est la première des garanties ; rendre justice, le plus sacré des devoirs en même temps que la plus haute des fonctions. Où qu’ils aillent, à peine arrivés, ils érigent un tribunal et installent un juge. Cela fait, ils vaquent en sûreté à leurs affaires. Ainsi ont-ils procédé en Birmanie. Le mode de recrutement de leurs fonctionnaires dans l’Inde leur permet d’en faire à volonté des administrateurs, des financiers, des juges. Ils ont donc eu, même dans l’état le plus rudimentaire de l’administration, des hommes aptes à rendre la justice et soucieux de la rendre, et qui en fait l’ont le plus souvent rendue à tous avec impartialité[1]. J’ajoute : et avec courage. Car il n’y a guère pour des fonctionnaires de tâche plus ingrate. Dans ces pays d’extrême Orient, au début de la conquête, les différends s’élèvent surtout entre les vaincus et les vainqueurs. Les vainqueurs impatiens dans leurs désirs sont naturellement enclins à donner tort aux vaincus et à condamner le juge qui les absout ; et les vaincus, hostiles du fond de l’âme aux vainqueurs, n’espérant d’eux ni protection ni justice, sont, avec les habitudes d’esprit que leur a données un long régime d’oppression, disposés à prendre pour de la faiblesse ce qui n’est que de l’équité. Dans ces conditions, la droiture du juge peut avoir des conséquences, de deux côtés, fâcheuses.

Les commissaires anglais ne se sont pas laissé influencer par ces difficultés. Ils ont à l’ordinaire rendu leurs arrêts conformément au vœu de la loi et non pas aux caprices de l’opinion ou aux nécessités de gouvernement. Je relève, par exemple, deux décisions tout à leur honneur : l’une condamnant aux travaux forcés des policemen qui terrorisaient le pays confié à leur surveillance, l’autre qui absolvait un indigène poursuivi pour avoir tué un fonctionnaire de la police anglaise : « Je considère, disait le juge de cette dernière affaire (M. Hildebrand, surintendant des États shans), que le Ngami qui a tué M. Powell peut être excusé d’avoir tiré un coup de fusil pour délivrer son gendre. Même si son gendre n’avait pas réclamé son assistance, le fait que ses deux fils avaient été illégalement et avec la plus grande injustice massacrés sous ses yeux serait de nature à excuser la rapide vengeance qu’il a tirée de leur mort en tuant leur meurtrier. » Ce jugement, remarquable

  1. Dès le 24 janvier 1886, c’est-à-dire six semaines après le début de l’occupation, il y a eu des fonctionnaires civils et notamment des juges dans un certain nombre de districts (V. Burmah, 1886, C. 4887, p. 15). Toutefois, dans plus d’un endroit, la hâte qu’on avait d’instituer une administration civile a fait, en attendant, confier des fonctions fort délicates à de jeunes fonctionnaires inexpérimentés, et ce provisoire a duré des années. Pendant ce temps-là, des districts absolument paisibles de la Basse-Birmanie étaient administrés par des hommes d’une expérience consommée et dont la vraie place eût été dans les provinces troublées du nord.