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inspiration supérieure et comédie simplement imitatrice, le spectateur est solidaire de l’auteur, c’est-à-dire qu’il se laisse juger lui-même par le genre de spectacle auquel il se plaît ; ainsi le public qui a fait la fortune d’une pièce nous donne, par cela même, sur ses propres idées morales, des renseignemens qui ne trompent pas. Or, comédies, auteurs et spectateurs du moyen âge rentrent, malheureusement, dans la seconde catégorie ; ils dénotent une moralité très médiocre, lorsqu’elle n’est pas répugnante.

Le moyen âge eut des sujets permanens auxquels il revenait toujours, et d’autres accidentels. Parmi les premiers, les plus fréquens sont la satire de l’amour, des femmes, du mariage, des divers états et conditions de la société ; parmi les seconds, la satire de l’organisation sociale elle-même et celle des vices ou travers généraux.

Ce qui ressort, avant tout, de ces deux catégories de sujets, c’est la singulière dureté de cœur et d’âme avec laquelle ils sont traités. Les mésaventures dans lesquelles peuvent nous entraîner nos erreurs volontaires ou involontaires, les vices du caractère, les difformités physiques, la souffrance, n’excitent guère, au moyen âge, la pitié de l’auteur comique, même lorsqu’elles sont excusables. Il en rit d’autant plus fort que la victime est plus malheureuse ; c’est la cruauté inconsciente des enfans et des êtres sans réflexion. M. Petit de Julleville essaie d’expliquer et d’excuser cette infériorité morale : « L’époque, dit-il, sans être plus méchante qu’une autre, était dure à la souffrance et peu accessible à l’attendrissement. Cette facilité à rire des misères de l’homme, le moyen âge l’a transmise, adoucie, mais non diminuée, d’abord à la Renaissance, ensuite au XVIIe siècle. Il y a chez Molière, il y a chez Regnard des situations comiques qui, sur la scène, dans notre siècle, deviendraient purement pathétiques. Est-ce à dire que nos cœurs soient plus sensibles, ou notre sensibilité plus emphatique ? » La première alternative serait, je crois, le plus acceptable. Entre le moyen âge et notre temps, il s’est produit un grand progrès intellectuel et moral ; nous avons plus d’esprit et plus de cœur que nos aïeux, et notre comédie s’en ressent, comme bien d’autres choses.

Dès le XVIe siècle, en effet, cette cruauté n’est déjà plus ce qu’elle était au moyen âge ; au XVIIe siècle, elle s’est si bien transformée qu’elle a disparu. Lorsque Rabelais nous montre Panurge faisant noyer Dindenaut, pour se venger de simples railleries, il n’y a que plaisanterie pure ; outre qu’il s’agit ici de fantaisie et non de comédie, l’auteur s’amuse et amuse le lecteur, mais l’exagération est si évidente, que personne ne prend l’aventure au sérieux. De même pour l’histoire des Chicanoux et celle du sacristain