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dans les buissons de quelque chemin creux, avaient pu constater qu’il ne portait sur ses épaules aucune peau de bête, et, qu’au lieu de danser aux endroits que blêmit la lune, il labourait simplement son maïs, tauchait ses luzernes, mettait son blé en gerbes ou binait ses vignes.

Dès lors, on l’entoura d’une respectueuse estime, d’une admiration qui reculait sans cesse ses bornes au tur et à mesure que sa réputation grandissait, passait le seuil des fermes, s’asseyait aux foyers côte à côte avec les légendes pendant les longues soirées d’hiver.

11 était grand et large, sans un pouce de chair inutile sur les os ; très maigre, au contraire, n’ayant que de la charpente et des muscles, et l’on racontait de lui d’athlétiques prouesses.

Dans les foires, où les rixes, en ce temps-là, étaient fréquentes, où deux paysans, en désaccord de vingt sous, se ruant l’un sur l’autre, provoquaient aussitôt une mêlée furieuse, le Terrible était, pour le camp dans lequel il s’engageait, le secours triomphant, le gage assuré de la victoire. Il s’armait indifféremment d’un essieu de charrette ou d’un joug de six pieds ; et avec un beau calme, sans colère, au seul effet de dépenser ses forces, il fauchait les hommes autour de lui d’un moulinet infatigable qui avait la régularité puissante d’un engin de guerre.

De son mariage avec une fille unique, qui n’avait de son sexe que les jupes, et pouvait hardiment suppléer son homme à la charrue et à la bêche, il était résulté un garçon que, par l’inexplicable caprice d’un frère du Terrible, curé à Gassagnes, on affubla du nom étrange de Génulphe.

Alors il arriva ce qui toujours arrive. Ces deux rustres à l’esprit obtus, qui avaient toujours parlé patois, vécu le plus sobrement du monde ; ces deux ignorans, qui n’avaient jamais su aligner au bas d’un acte les dix lettres de leur nom, rêvèrent pour leur fils le bien-être, et cette supériorité inestimable que donne à la campagne un semblant d’instruction.

11 ne leur vint même pas à l’idée qu’il pût être un paysan comme eux, marcher nu-pieds et haleter toute une vie. Bien au contraire, ils voulaient faire de lui un « monsieur, » c’est-a-dire quelqu’un qui eût à la fois plus de fond que l’instituteur, autant de morgue que le gabelou, et infiniment plus d’influence que le notaire.

Pourquoi pas, après tout ? N’avaient-ils pas derrière eux une fortune composée non —seulement de champs, bien placés au soleil, mais encore d’argent improductif, d’écus à toutes les effigies dormant depuis une éternité dans des pots de grès au fin fond de la cave…