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baisait avec respect la main calleuse du paysan. Aux yeux de l’Église, les privilégiés n’ont jamais été les riches, les grands de ce monde, mais bien les petits et les pauvres ; n’est-ce pas à eux que vont, de préférence, les béatitudes du Sermon de la montagne ? Pour entrer dans le royaume des cieux, il faut que les riches eux-mêmes se lassent pauvres en esprit. Être pauvre en esprit ! combien, — parmi les riches, ou parmi les pauvres, — savent l’être aujourd’hui ?

Une erreur commune autour de nous, c’est de s’imaginer que le christianisme ne contribue à la paix des sociétés qu’en apprenant aux masses la patience et la résignation. S’il en était ainsi, vraiment, si la religion n’était, pour le peuple, qu’un agent de compression ou de subordination, les défiances du peuple pour la religion seraient justifiées. Mais c’est là un préjugé de notre égoïsme d’hommes du monde. Nous nous trompons quand nous nous figurons que l’action sociale du christianisme se borne à éteindre la flamme des colères populaires, à étouffer les plaintes d’en bas, à contenir la révolte des appétits ou l’explosion des rancunes de la ioule. C’est dénaturer, en le tronquant, le rôle social de la religion. Elle n’est pas seulement un frein pour les masses, pour les pauvres, au profit des riches, mais un frein pour tous, un frein pour les riches et les puissans, au profit des pauvres et des petits. L’Évangile est le grand maître de ce que nous appelons, aujourd’hui, le devoir social. C’est le Christ et ses apôtres qui l’ont révélé au monde, sur les collines de Galilée, ou, plutôt, c’est, avant eux, sur les brunes montagnes de Judée, leurs lointains précurseurs, les prophètes d’Israël. Voilà des siècles et des siècles que, par tous ceux qui ont parlé en son nom, la voix de Dieu a enseigné aux maîtres, aux propriétaires, aux patrons, qu’ils avaient des devoirs envers leurs serviteurs et leurs ouvriers ; qu’ils étaient tenus de respecter, en eux, la dignité humaine ; qu’il leur était défendu d’abuser des forces de leurs subordonnés ; qu’il leur était enjoint d’attribuer, à chacun, un salaire conforme à la justice et suffisant à ses besoins : Justa unicuique.

Si l’Évangile devait apporter la paix au monde, c’était à la condition qu’il agît, à la fois, en haut et en bas des sociétés, sur le pauvre et sur le riche, sur le patron et sur l’ouvrier. Or, il faut bien le confesser, ce n’est pas seulement au fond des sociétés modernes, c’est souvent aussi à leur sommet, parmi les classes supérieures et les classes moyennes, que le christianisme a perdu la meilleure partie de son efficacité sociale. En dépit des apparences, malgré leur mince vernis religieux, je ne sais si nos hautes classes ont beaucoup plus de christianisme que le peuple ; en