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répétées par la chaire chrétienne, comme des oracles d’en haut. Le savant le plus engoué de ce qu’on appelle un peu prétentieusement « l’orthodoxie économique » n’aurait qu’à s’incliner devant le langage de Léon XIII. Le premier de nos journaux spéciaux le déclarait, il y a peu de semaines : si le saint-père n’était au-dessus de toutes les distinctions mondaines, l’Académie des Sciences morales et politiques pourrait, à l’unanimité, l’élire comme un de ses membres[1].

Est-ce à dire que le pape, le suprême pasteur des âmes, parle toujours en savant et en économiste ? Nullement ; car tout autre est son point de vue, comme tout autre est son rôle. Un pape, faut-il le répéter ? n’est pas un professeur d’économie politique, et l’on ne saurait attendre de la chaire vaticane la même rigueur de termes que d’une chaire du Collège de France. Un pape parle, avant tout, en interprète de la morale éternelle, chargé de rappeler, à ceux qui les transgressent, les lois de l’équité morale, supérieure à l’équité des lois positives. Il parle en apôtre qui veut refréner la passion des richesses et émouvoir les privilégiés de la fortune en faveur de ceux qui souffrent. Comment s’étonner de rencontrer, sous sa plume ou sur ses lèvres, une critique sévère de l’âpreté de la spéculation et de cet amour du lucre qui semble avoir gagné toutes les classes ? Le pape cherche à toucher les âmes autant qu’à éclairer les intelligences. Il secoue, pour l’éveiller, la torpeur des satisfaits insensibles aux maux de leurs frères. Il découvre, il étale, devant nous, les plaies de la société. C’est le procédé habituel de la chaire chrétienne. Ainsi ont, de tout temps, parlé les pères de l’église et les sermonnaires. Nous ne saurions exiger d’un pasteur de l’humanité souffrante la minutieuse et froide précision du savant qui analyse patiemment les phénomènes sociaux, avec les balances de la statistique ou le microscope de la monographie. Les accusations véhémentes contre les abus de notre régime industriel, le contraste fortement marqué de l’opulence des uns et de la misère des autres, tout ce qui, dans les discours ou les encycliques de Léon XIII, semble à quelques-uns encourager les déclamations révolutionnaires est dans le langage traditionnel de l’Église. Ce sont là les lieux-communs de l’éloquence ecclésiastique. Chrysostome et Bourdaloue en ont dit bien d’autres aux mondains de Byzance ou aux courtisans de Versailles.

Le pape nous représente les « prolétaires dévorés par l’usure vorace, » en proie à une misère imméritée ; il nous montre les richesses « affluant dans les mains du petit nombre, tandis que

  1. L’Économiste français, 3 octobre 1891.