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à Malines, on était entre économistes catholiques : l’unité de foi religieuse n’empêchait pas la diversité des tendances sociales. Les uns se déclaraient partisans de la liberté individuelle, les autres en faisaient bon marché. Ceux-là redoutaient l’intervention de l’État, ceux-ci la réclamaient. De ces deux sortes d’économistes chrétiens, les uns sont-ils devenus hétérodoxes, et va-t-il y avoir, pour les catholiques, une orthodoxie économique comme il y a une orthodoxie théologique ?

Si singulier que cela nous semble, c’est bien ainsi, paraît-il, que l’entendent certains des patriarches, primats, archevêques, évêques auxquels Léon XIII s’est adressé dans son encyclique. Le souverain pontife s’est prononcé, nous affirme-t-on ; il a parlé ex cathedra ; les catholiques n’ont qu’à s’incliner. Autrement, écrivait naguère à son clergé le primat d’Afrique, « un schisme, une hérésie seraient bientôt à craindre[1]. » Faire ici des distinctions entre les enseignemens du vicaire de Jésus-Christ, prétendre que « dans l’ordre des faits qui intéressent pratiquement la religion et l’Église, » ses conseils ou ses préceptes n’ont pas un droit absolu à la soumission des catholiques, a c’est là, maintient l’archevêque d’Alger, une erreur grave, condamnée par le concile du Vatican, avec les autres erreurs de l’ancien gallicanisme. » — « Rien ne peut être plus funeste que les conséquences d’une telle distinction dans les temps troublés où nous vivons. » Et le cardinal conclut par cet avertissement : Sur les points décidés par Léon XIII, la libre discussion était permise jusqu’ici ; elle ne l’est plus après l’encyclique.

Il ne nous appartient pas de discuter ici l’opinion de l’ardent cardinal ; il nous suffit de la signaler. Les conséquences en mèneraient loin. Elles n’iraient à rien moins qu’à faire de l’économie politique, comme autrefois de la philosophie, la servante, « l’ancelle, » de la théologie. Nous doutons que cela soit de l’intérêt de l’Église. Ses adversaires ont coutume de dire que, chez elle, il ne reste plus de place pour la science, parce qu’il ne reste plus de place pour la liberté. N’y a-t-il pas inconvénient à rétrécir sans cesse, jusque dans les sciences profanes, le domaine abandonné aux libres discussions des hommes ? Si l’autorité pontificale devait, à chaque génération, rendre ainsi plus étroit le terrain où se meut la science humaine, le savant catholique ressemblerait bientôt à un homme attardé sur une plage de l’Océan, en face de la marée montante, et obligé de reculer, pas à pas, pour n’être point gagné par le flot. Les artistes du moyen âge représentent le pape Grégoire le Grand

  1. Lettre pastorale du cardinal Lavigerie, archevêque d’Alger (août 1891).