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de l’ordre social actuel, il était malaisé à la papauté d’avoir l’air de déserter le camp de ses défenseurs pour se ranger du côté de ses ennemis. Le Vatican ne pouvait guère encourager les revendications ouvrières que le jour où, par calcul ou par entraînement, l’élite des classes conservatrices se déciderait elle-même à leur prêter l’oreille. Or, ce jour est venu. La mode est aux questions sociales. L’homme du monde, le clubman n’en a plus peur, et les politiciens de toute origine leur font bon visage. Elles ont, pour elles, ce qu’il y a de plus généreux et ce qu’il y a de plus intéressé dans le cœur des hommes, avec ce qui subsiste de sérieux dans les cervelles frivoles. Les uns, en quête d’idéal, rêvent d’acheminer nos vieilles sociétés vers un vaporeux Eldorado ; les autres, en quête des moyens de parvenir, s’ingénient à capter les faveurs du nouveau souverain. Les espérances que les générations précédentes avaient placées sur la liberté politique, les générations nouvelles, désabusées de la politique, tendent à les reporter sur les réformes sociales. La foi dont ont besoin les peuples et la jeunesse a changé d’objet. Ce siècle, à son déclin, qui se croyait revenu de tout, se reprend, lui aussi, à croire. On l’a dit ici même : il y a, dans la vieille et sceptique Europe, un état d’esprit socialiste[1]. Les cercles et les salons nous font assister à un spectacle qui n’est pas sans analogie avec celui de 1789. Il nous semble, par momens, revoir les bergeries idylliques de Berquin et de Gessner. Les idées vagues, les formules creuses d’un humanitarisme naïvement optimiste foisonnent autour de nous. Les gentilshommes libéraux de 1789 ont des descendans qui font complaisamment risette aux revendications du quatrième État, comme jadis leurs ancêtres de la révolution, à celles du tiers ; — puissent les fils être mieux récompensés que les pères !

Une autre considération retenait naguère encore la papauté. Le saint-siège, depuis trois ou quatre siècles, depuis la révolution surtout, s’était habitué, nous l’avons dit, à faire cause commune avec les souverains et les princes. Le pape, le pontife-roi se regardait comme solidaire des rois ; l’autel s’adossait au trône. Rome mettait volontiers son espoir dans les monarchies. C’est là, faut-il le répéter, une confiance bien ébranlée aujourd’hui. Ici encore, se manifestent au Vatican des signes d’une évolution peut-être plus importante pour les destinées de l’Europe. On commence à se poser dans les antichambres pontificales des questions dont l’entourage de Pie IX se fût scandalisé, que Léon XIII, lui-même, au début de son pontificat, eût peut-être regardées comme singulièrement déplacées. On se demande à demi-voix, au Vatican, si la

  1. M. le comte d’Haussonville, Socialisme d’État et Socialisme chrétien.