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visait deux choses simultanément, et l’une par l’autre. Il voulait réconcilier l’Église et la société moderne, et il voulait, par cette réconciliation, relever l’ascendant du saint-siège et restaurer son indépendance. La paix de l’Église et de la société moderne, entre lesquelles le Syllabus de Pie IX semblait creuser un fossé, tel était le premier article du programme pontifical, apporté de l’Ombrie. Relisez les deux lettres pastorales de « l’archevêque-évêque » de Pérouse sur l’Église et la civilisation[1]. S’il était permis de se servir ici de comparaison profane, nous dirions, à l’américaine, que ces lettres pastorales ont été la plate-forme de l’élection de Léon XIII. Elles contenaient, dans ses grandes lignes, tout un programme de gouvernement spirituel[2]. Les quatorze années du pontificat de Léon XIII n’en ont guère été qu’une application. Si le pape a parfois semblé hésitant, tâtonnant, vacillant, c’est sur les voies et les moyens, non sur le but. Pie IX avait laissé l’autorité du saint-siège fortifiée dans l’Église et affaiblie au dehors ; il laissait la papauté, dépouillée de sa couronne temporelle et nimbée de l’auréole de l’infaillibilité, en guerre avec presque tous les États et toutes les puissances de ce monde. Léon XIII a voulu réconcilier le saint-siège avec les puissances, en même temps qu’avec la société moderne ; — et parmi ces puissances, il a rencontré la souveraine des temps nouveaux, la démocratie, et derrière la démocratie, la question sociale.

Léon XIII était, ainsi, par la logique de ses propres idées, silencieusement conduit là où le poussait bruyamment la pression du dehors. Comment donc un pape, si peu avare de ses enseignemens, a-t-il attendu d’être octogénaire pour se prononcer sur la plus pressante des questions et nous donner l’encyclique de Conditione opificumb C’est que, si bien des considérations inclinaient l’Église vers la démocratie, d’autres la retenaient sur cette pente. L’évolution que d’aucuns veulent attribuer uniquement à la politique, la politique l’a retardée longtemps. Des liens multiples et anciens liaient le siège romain à la politique conservatrice. Le long pontificat de Pie IX l’y avait attaché par des nœuds qu’aucuns doigts ne semblaient pouvoir dénouer. La guerre, ouverte ou sournoise, menée en tant de pays contre l’Église, au nom de la démocratie, avait, plus que jamais, rejeté la papauté vers les idées d’autorité et les « principes conservateurs. » Alors que le saint-siège, traqué jusque dans les murs de la ville sainte, ne trouvait guère de dévoûment que parmi les classes intéressées au maintien

  1. Lettres pastorales pour le carême de 1877 et pour celui de 1878.
  2. On y trouve déjà la préoccupation du sort des ouvriers, et spécialement du sort des enfans et des femmes assujettis, trop tôt ou trop longtemps, au travail industriel.