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les fils de Luther, l’épée d’un nouveau Charlemagne qui relevât le trône et l’ascendant de la papauté. L’ancien nonce de Bruxelles s’annonçait surtout comme un pape diplomate ; mais c’était en même temps un pape politique, et, n’ayant pas trouvé chez les empereurs ce qu’il avait espéré d’eux, il s’est retourné vers les peuples.

Rien ne ressemble moins à un coup de tête que le coup de barre vers la démocratie donné par le vénérable pilote à la barque de saint Pierre. A l’inverse de son ardent prédécesseur, Léon XIII n’est pas l’homme des impulsions soudaines. Tout, chez lui, est pesé, calculé. Des sept vertus dont ses yeux rencontrent partout l’image sur les murs de son palais, la prudence est sa préférée. Il en a donné la preuve jusque dans son apparente témérité. Le mouvement qui entraîne l’Eglise vers la démocratie et les questions ouvrières n’est pas, en effet, parti de Rome. Le pape, en réalité, l’a plutôt ralenti ou modéré qu’il ne l’a accéléré. L’initiative n’est pas venue de Léon XIII. En lui faisant prendre position sur le terrain social, le saint-père n’a pas fait exécuter à l’Église et aux milices ecclésiastiques, comme à une armée docile au commandement, un demi-tour soudain. Tout au contraire, le saint-siège a suivi le clergé et les catholiques dans la voie où laïques, prêtres et moines s’étaient déjà engagés d’eux-mêmes. Presque partout, depuis quelques années, les influences religieuses tendaient à s’immiscer dans les questions sociales. Les hommes que leurs adversaires se plaisent à désigner du nom équivoque de cléricaux s’efforçaient de s’emparer de la direction du mouvement ouvrier pour ramener les foules au giron de l’Église. L’impulsion ici ne pouvait guère venir du Vatican. La cour de Saint-Damas, isolée à une extrémité de la vieille Rome, est peut-être un des endroits du monde ou retentissent le moins les revendications ouvrières. Pour s’y faire entendre, il a fallu qu’elles y fussent apportées par des voix lointaines dans toutes les langues du monde catholique.


III

On se représente souvent l’Église romaine, avec son chef omnipotent, comme une machine dont toutes les parties sont mues du centre par un moteur unique. Rien de plus erroné : en dépit de la concentration graduelle de tous ses pouvoirs dans une seule main, l’Église, aujourd’hui comme au moyen âge, demeure un corps vivant, composé de membres et d’organes vivans qui, d’une extrémité à l’autre de ce corps gigantesque, conservent cette grande chose, la spontanéité de la vie. Cette spontanéité, la tension même de l’autorité n’a pu l’étouffer. L’Église la plus centralisée du monde