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première. Le « malheur à vous, riches, qui avez reçu votre récompense en ce monde ! » n’avait pourtant pas été rayé de l’Évangile, et le terrible mot d’Abraham : Fili recordare quia recepisti bona in vita tua, est toujours demeuré sur les lèvres de l’Église, lors même qu’elles s’efforçaient de sourire aux heureux de la terre. Une fois placée, par notre siècle industriel, en face des revendications de la multitude courbée sur les métiers de nos manufactures ou rampant au fond des mines, la papauté devait répéter, sur la foule des ouvriers, le misereor super turbam du Sauveur, devant les milliers d’hommes affamés dans le désert.

Le monde va, depuis quelques années, parlant, comme d’une nouveauté, de la religion de la souffrance humaine. Cette religion-là n’est pas nouvelle ; ce n’est ni Dostoïevski, ni Tolstoï, — ni leur maître, le moujik, près duquel tous deux se vantent de l’avoir apprise, — qui l’ont inventée. Cette religion, elle est aussi vieille que le Calvaire. C’est tout bonnement l’Évangile, le christianisme, et, en particulier, le catholicisme, celle de toutes les Églises chrétiennes qui a le plus aimé les misérables, parce qu’elle a le plus ressenti la folie de la croix, et que jamais elle ne s’est lassée de baiser les pieds saignans du Crucifié. Pendant longtemps, elle a cru pouvoir soigner tous les maux des membres souffrans du Christ avec l’aumône et la charité, avec la main virginale de ses sœurs et de ses frères, des frères de Saint-Jean-de-Dieu ou des filles de Saint-Vincent-de-Paul, également propres à panser les plaies du corps et les ulcères de l’âme. L’Église avait en ce genre, depuis un ou deux siècles surtout, un choix de spécialités unique au monde ; elle s’était ingéniée à ne laisser sans secours aucune des innombrables infirmités humaines. Nulle part cette charité multiforme n’avait été pratiquée avec plus d’amour et plus de variété que dans la Rome papale, devenue, déjà, presque aussi ancienne pour nous que la Rome impériale. Les papes semblaient avoir mis leur orgueil à faire de leur capitale la ville de la charité et la cité des pauvres. Ils y avaient même trop bien réussi. Dans leur zèle de père et de prince, ils avaient péché par l’excès de leur bienfaisance, décourageant involontairement l’esprit d’initiative et de travail, à force de parer à toutes les suites de l’imprévoyance ou de la fainéantise. Rome, avec ses palais des pauvres, avec ses orphelinats, ses hospices, ses hôpitaux, ses refuges, ses asiles de toute sorte, Rome elle-même donnait la démonstration de l’impuissance de la charité, publique ou privée, à guérir tous les maux de l’humanité.

Le monde, aujourd’hui, dit que l’aumône ne suffit point, en quoi il a raison. Le monde se révolte contre le vieux mot de charité, caritas, en quoi il a tort, car il n’en comprend plus le sens. Riches