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demande pour juste, notre conseil en délibérera. » II leur disait quelquefois aussi : « Nous avons déjà donné l’ordre d’exécuter ce que vous désirez. » Les Espagnols de ce temps étaient des partisans aussi résolus que leur roi de l’unité religieuse, et ils caressaient comme lui des rêves de domination universelle. L’événement a démontré tout ce qu’il y avait de chimérique dans leurs ambitions, mais ils étaient amoureux de leur chimère. L’imagination castillane n’a besoin que d’un grain de sable pour bâtir un palais ; ce qui lui plaît par-dessus tout, c’est l’esprit de manège combiné avec l’esprit d’entreprise : l’aventure ennoblit l’intrigue, l’intrigue fait fructifier l’aventure. Telle fut la politique de Philippe ; il ne l’imposa pas à son peuple, il fut toujours d’accord avec lui.

Mais ce n’était pas un grand roi que ce solennel pédant, cet éternel paperassier, qui, se flattant de gouverner le monde sans sortir de chez lui et sans payer de sa personne, avait la superstition de l’écriture, s’absorbait dans les minuties et prétendait tout régler jusqu’à la manière de vider les vases de nuit à l’Escurial. Il a dû son prestige à sa théâtrale impassibilité ; mais dans ses épanchemens intimes avec Vazquez, il se montrait toujours inquiet et dolent. Quelle que fût sa foi dans son auguste mission, ce représentant de Dieu sur la terre sentait bien que ses ressources n’étaient pas proportionnées à ses insatiables désirs. Un homme d’Etat espagnol me disait un jour : « Celui qui a besoin de deux réaux pour vivre et qui n’en a qu’un est moins pauvre qu’un roi qui a besoin de centaines de millions de piastres pour payer ses soldats, pour soudoyer les intrigans et pour corrompre tous les honnêtes gens de l’Europe, et qui souvent ne trouve pas mille écus dans son coffre-fort. » Ce même homme d’État définissait Philippe II « une médiocrité très appliquée qui passa sa vie à chercher la quadrature du cercle. »

C’est bien ainsi que Schiller l’a compris et l’a montré. Son don Carlos n’est pas celui de l’histoire ; mais qui oserait dire que son drame n’est qu’un mensonge ? II a su donner un corps de chair et un visage à toutes les idées qui se disputaient les consciences au temps de Philippe II, et d’acte en acte, de scène en scène, il a trouvé des mots pour peindre un siècle et un pays. L’historien documentaire attache tant de prix à l’exactitude minutieuse des faits que, tout occupé du détail, la vérité générale lui échappe quelquefois : c’est la revanche du poète.


G. VALBERT.