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résolument du port de Middelbourg pour aller offrir le combat à son redoutable adversaire. Il ne se porta pas cependant en fou et en tête brûlée à cette aventure. Toutes ses précautions, — les précautions les plus minutieuses, — furent prises pour tenir son armée rassemblée sous sa main, pour la mettre en garde contre les surprises et contre les abordages[1], pour la faire passer sans encombre de l’ordre de marche à l’ordre de bataille.

« L’ordre et le bon gouvernement, disait ce dignissime capitaine de l’illustrissime et puissant prince Monsieur le Duc de Bourgogne, — est le commencement et la fin de tout bien en ce monde. » — Good order and discipline, dira Nelson à son tour, trois cent soixante ans plus tard. La question est bien posée par l’amiral Henri van Borselen ; maintenant il faut la résoudre. Comment assurer « l’ordre et le bon gouvernement » dans une armée navale ? Le premier point, le point essentiel au jugement du comte de Grampré, — comme au mien, — consiste à fournir aux vaisseaux qui doivent naviguer en escadre le moyen de se reconnaître pendant la nuit. On aura donc soin de leur donner « le mot du guet, » et ce mot, pour le soustraire à la connaissance de l’ennemi, on le changera toutes les semaines et dans chaque semaine tous les jours. La première semaine qui suivra la sortie du port, les vaisseaux, lorsqu’ils se rencontreront la nuit à l’improviste, se crieront mutuellement : le dimanche, Jésus-Christ ; le lundi, sainte Marie ; le mardi, saint Marc ; le mercredi, saint Jean-Baptiste ; le jeudi, saint Jacques ; le vendredi, sainte Croix ; le samedi, saint Nicolas.

Chaque soir, tous les navires viendront successivement passer à poupe de l’amiral, pour recevoir ses ordres, « sans malefaire à nulluy des aultres navyrs qui seront dessus ou dessous lèvent. » C’est, en effet, la recommandation qui doit primer toutes les autres. Manœuvrez à votre guise en vous conformant aux règles qui président, depuis que des flottes ont commencé à sillonner les mers, aux rencontres inopinées, manœuvrez, dis-je, à votre guise, sans vous poser d’inutiles problèmes de géométrie ; seulement, n’oubliez jamais que vous devez « faire tout pour la salvation des aultres navires et vessaulx. » Dans un abordage, il y a généralement deux coupables : un maladroit et un tacticien intraitable, un tactitien à cheval sur son droit et qui n’en veut rien céder.

Le « capitaine de la flotte, » — celui que nous appellerons plus

  1. J’ai défini, il y a déjà plus de vingt ans, et je définirai encore la tactique navale sous ce titre peu ambitieux : « L’art de naviguer en escadre sans se séparer et sans s’aborder. » Les idées simples ont toujours quelque peine à prévaloir. Quand l’heure critique arrive, c’est infailliblement à elles qu’on a recours. Le pédantisme technique ne résiste pas à quelques jours de campagne.