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crainte que ses propos soient recueillis et rapportés par l’un des nombreux espions que les pirates entretiennent dans toutes les localités, les mères font tout bas aux enfans attentifs et tremblans le récit des exploits de ces monstres sanguinaires.

C’est un chef de bande qui, ayant surpris un détachement de nos troupes, en a massacré les Européens ; a fait couper le poignet droit à onze tirailleurs tombés vivans entre ses mains ; et a renvoyé ces derniers en leur disant : « La vue de ces mutilations apprendra aux Annamites, partout où vous vous rendrez, de quelle manière doit être traité tout indigène qui fait cause commune avec les Français. »

C’est un autre chef de bande qui, voulant arracher des aveux à un notable d’un village, fait amener ses trois enfans en bas âge et les fait successivement broyer dans un pilon en présence du père, de la mère, et des habitans, que cet acte horrible a glacés de terreur. Un autre jour, une bande se saisit du chef et de plusieurs habitans d’un hameau, accusés d’avoir fourni des renseignemens sur son compte aux autorités provinciales ; chacun de ces indigènes est attaché contre un tronc d’arbre ; de la poitrine, ouverte d’un coup de coupe-coupe, le foie est arraché et est passé, tout pantelant, de main en main, chaque pirate y mordant, à son tour, à pleines dents.

Une autre fois, c’est un Européen, un garde principal, dont le poste est surpris par une bande de pirates qui se sont présentés, déguisés en coolies. Après qu’on eut repu ses yeux du spectacle d’actes horribles accomplis sur sa femme, sur ses enfans, sur ses miliciens, il est lui-même, tout vivant, l’objet d’infâmes mutilations ; puis, mourant, se tordant dans d’atroces souffrances, il est attaché, les bras en croix, sur un tronc de bananier, jeté dans le fleuve et abandonné à la dérive.

C’est par centaines que l’on pourrait continuer l’énumération des actes de sauvagerie et de férocité accomplis par ces chefs pirates. En raison de leur organisation, de la connaissance profonde qu’elles ont du pays difficile et tourmenté dans lequel elles opèrent ; du concours qu’elles trouvent chez les habitans avec lesquels elles sont en rapports plus constans, plus directs encore que ne le sont les premières bandes avec les habitans du Delta, les bandes qui nous occupent sont autrement redoutables que celles qui exploitent ces dernières provinces.

En général, elles font tête à nos colonnes, elles excellent à tendre des embuscades à l’entrée des défilés et dans les clairières, à harceler les avant-postes, les arrière-garde et les convois ; elles offrent quelquefois elles-mêmes le combat et, dans tous les cas, résistent toujours, non sans énergie, lorsqu’on attaque leurs repaires.