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l’amour. Aussi lui reprocherais-je sévèrement cette diatribe si je n’y retrouvais l’écho d’une inspiration étrangère ; sa pensée véritable est bien plutôt dans cette phrase de son journal, d’une si mélancolique impiété : « Ce n’est pas moi qui te maudirai, ô rêveur galiléen, victime qui as soutier, sans rien racheter. L’humanité te doit seulement quelques espérances. Elle est si malheureuse que la moindre promesse agit sur elle. Elle prend de toute main ou plutôt de toute lèvre. »


IV

La publication des poèmes philosophiques, et surtout l’article de M. CGaro, firent entrer Mme Ackermann dans la renommée. De cet article, elle le remerciait en termes simples et émus qui lui valaient la belle réponse suivante :


Vendredi, 22 mai 1874.

« Madame,

« Je n’ai vraiment eu aucun mérite à dire que vos vers sont beaux. Ils ont une beauté puissante et concentrée dont j’ai été saisi, dès que je les ai connus. Et puis il y a chez vous une telle sincérité de souffrance, vous sentez si profondément et si douloureusement les choses humaines, que la sympathie est entraînée avant que la raison ait parlé.

« Mais je m’obstine à croire que cette poésie du désespoir ne sera pas votre dernier mot. Quand on monte si haut, ce n’est pas pour trouver la nuit et le néant. Assurément il y a de la lumière quelque part. Qui serait plus digne que vous de la voir un jour ?

« Ces doctrines, où s’inspire aujourd’hui votre pensée, ne peuvent être que provisoires ; leur empire ne peut être que momentané dans l’esprit de l’humanité comme dans le vôtre. C’est une crise, ce n’est pas une solution. Cette nature impassible, implacable dans son indifférente ou ironique sérénité, elle est mille fois plus cruelle que notre Dieu. Ce devoir, auquel vous croyez, ne sortira jamais d’une évolution des forces cosmiques. La loi morale révèle tout un monde nouveau. — Comment enfin comprendre en nous la pensée, si elle n’est ni avant, ni après nous ?

« Je sais bien que je ne puis, en deux traits de plume, ressaisir une intelligence si forte et nourrie de si profondes méditations. Et cependant, que ne peuvent faire dans une âme la force et la sincérité ? Vous avez cela au plus haut degré. C’est même là ce qui donne à votre poésie cette puissance de fascination. J’ai vu de nobles âmes qu’elle a troublées. Que n’ai-je, pour faire valoir la vérité que je sens, la même puissance et la même flamme !