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derniers où l’on retrouve un écho d’elle-même et de ses douleurs intimes. C’est, en effet, un des caractères de sa poésie et dont elle était fière, de demeurer impersonnelle et objective. : « J’ai autant que possible évité, a-t-elle écrit, de parler de moi dans mes vers. Faire de la poésie subjective est une disposition maladive, un signe d’étroitesse intellectuelle…. C’est au nom de la nature, c’est surtout au nom de l’humanité qu’il faut élever la voix. Ces sources d’inspiration sont les seules vraiment profondes et intarissables. » Ce fut en effet dans une vie commune avec la nature, au sein de la solitude la plus complète, qu’elle retrouva le calme et c’est dans la méditation des problèmes philosophiques qu’elle puisa l’inspiration. La nature devint pour elle une sorte de passion, mais de passion active et extérieure. Elle acheta un petit domaine qu’elle se mit en demeure de cultiver. Irriguer ses champs, tailler sa vigne, soigner ses arbres fruitiers, semblait être devenu l’unique occupation de sa vie. Pendant plus de quinze ans elle vécut de cette vie un peu bizarre, n’entretenant avec les siens que d’assez rares relations, tout entière absorbée, semblait-il, dans les préoccupations d’une vie bourgeoise et rurale : — « Les occupations agricoles, écrivait-elle dans son journal, ont une vertu particulière : elles calment, elles émoussent. Elles sont surtout bonnes après de grandes douleurs ou de grands mécomptes. Il semble que la terre communique dès lors à l’homme un avant-goût de ce repos définitif qu’elle lui donnera quelque jour. » — Douleurs et mécomptes étaient en effet émoussés chez elle, s’il faut en juger par sa correspondance de ces quinze ou vingt années. Je l’ai lue attentivement et je n’y ai trouvé ni allusion à ses chagrins passés, ni trace de mélancolie. Elle semble tout entière à ses plantations, à ses bêtes, à ses chiens surtout, qu’elle aimait beaucoup (car il faut toujours que le cœur se rattache à quelque chose) et qu’elle préférait à beaucoup d’êtres intelligens. La solitude n’a rien qui lui pèse, et parfois même elle semble s’abandonner à une sorte de joie orgueilleuse de sentir qu’elle se suffit à elle-même et qu’elle n’éprouve ni désirs ni regrets. On jugera de ce singulier état d’âme par quelques extraits de sa correspondance :


3 janvier 1853.

« Je vois que, jeunes et vieux, tout meurt, excepté notre grand-père. Je voudrais bien que le privilège sautât aux petits enfans. J’en ferais bien mon profit, d’autant que je me livre à des plantations qui annoncent l’espoir et le désir d’une longue vie[1]. Je donne à corps

  1. A rapprocher de cette pensée de son journal qu’elle a imprimée : « J’ai toujours eu une admiration profonde pour ces âmes courageuses, qui, en pleine possession d’elles-mêmes et par pur dégoût des misères terrestres, ont trouvé en elles la force de se débarrasser de l’existence. La Nature a bien su ce qu’elle faisait en nous dotant d’une irrémédiable lâcheté en face de la mort ; mais combien il est beau de la vaincre et de lui crier : O marâtre ! je te rends ton fardeau. Si tu as cru me lier par le don fortuit et funeste de la vie, voilà le cas que j’en fais ! »