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Mais il ne suffit pas que le commandement existe, ni même qu’il soit savant, énergique et prompt ; il faut encore que l’impulsion partie d’en haut, se transmettant régulièrement à toutes les fractions de l’armée, des corps d’armée, des divisions, des brigades, des régimens, soit continuellement ressentie non pas seulement par chacune des unités tactiques qui composent l’armée, mais encore par chaque officier et je dirais volontiers jusque par le dernier soldat. C’est une très belle chose que l’obéissance passive. Seulement, comme l’homme, quelque rompu qu’il soit à la discipline, n’est pas et ne saurait être un simple mécanisme d’horloge, le rouage matériel de la machine qui marche, va, vient, tord, coupe, broie ou dévide, sous l’irrésistible impulsion d’une force qui lui reste inconnue, la valeur même de l’obéissance, si je puis dire, est en raison directe de l’intelligence qu’a le sujet qui obéit, de l’ordre qui lui est donné, et du but poursuivi.

Il ne suffit pas que le sous-officier reçoive régulièrement des ordres du lieutenant ; le lieutenant, du capitaine ; le capitaine, du colonel ; le colonel, du général de brigade ; il faut encore que tous éprouvent, sans doute à des degrés divers, l’impulsion maîtresse du général en chef que je comparerais volontiers, dans cette vaste machine intelligente, à l’arbre de couche sans lequel le mouvement même n’existe pas. On continue, dans certains milieux, à se faire du général en chef l’idée la plus fausse ; on le voudrait toujours à cheval, toujours à la tête de ses troupes ; malgré la succession des immenses armées d’aujourd’hui aux petites armées d’autrefois et en dépit des armes à longue portée qui ont révolutionné l’art de la guerre, on imagine toujours le général en chef comme un simple commandant de phalange ou de légion. Rien de plus inexact, rien de plus dangereux que cette conception. Une armée de 600,000 ou même de 100,000 hommes n’a point de tête où puisse paraître, l’épée au poing, le général en chef ; et le généralissime qui aurait cette conception de son rôle mériterait, purement et simplement, d’être envoyé devant un conseil d’enquête. Il est nécessaire, évidemment, que le général en chef ait gardé toute sa vigueur physique ; le général Saussier, quelque mépris qu’il professe pour certaines injures, a mis sa coquetterie, pendant les dernières manœuvres, à se montrer infatigable sur le cheval le plus fringant de dix états-majors. Mais cette coquetterie, qui pouvait être de mise dans de simples manœuvres, ne serait nullement indispensable à la guerre, où le haut commandement a pour devoir de ne point diminuer par d’inutiles fatigues corporelles la fraîcheur et la lucidité de son cerveau. Il est arrivé à Turenne comme à Maurice de Saxe de suivre des campagnes et de