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toute sorte de mystères. Aussitôt s’est élevée de toutes parts la grande question : pourquoi M. de Giers a-t-il bien pu aller à Monza ? Que s’est-il passé à Monza ? — C’est bien clair, disent les uns : l’Italie, qui est comme on sait l’arbitre du monde, se serait chargée de chapitrer et de convertir la Russie, en lui dévoilant tous les secrets de la triple alliance ; elle aurait voulu neutraliser ou éclipser Cronstadt, détacher le cabinet de Saint-Pétersbourg de l’entente franco-russe et par suite ramener la France à l’isolement qui est la seule condition digne d’elle ! Non, ce n’est pas cela, disent les autres, les politiques soupçonneux de Vienne : l’Italie n’aurait-elle pas plutôt joué un double jeu ? n’aurait-elle pas essayé de capter le tsar, de se servir de la Russie pour se détacher elle-même au besoin de la triple alliance ou tout au moins pour se mettre en garde contre toutes les éventualités ? Ceux-ci prétendent qu’on n’a parlé à Monza que des Dardanelles ou de la Bulgarie ou des rapports naturels entre la Russie et l’Italie ; ceux-là assurent qu’on ne s’est occupé que des relations commerciales des deux pays. Bref, toutes les combinaisons ont été passées en revue depuis quelques jours, toutes les hypothèses se sont succédé, depuis les plus extraordinaires jusqu’aux plus insignifiantes. Et voilà vraiment bien du bruit pour un modeste déjeuner offert par le roi Humbert à un ministre russe en villégiature à Pallanza !

La vérité est que tout est nécessairement fiction et fantaisie dans les récits, les prétendues révélations et les commentaires plus ou moins intéressés, plus ou moins calculés dont on a accompagné le fait le plus simple. On ne suppose pas apparemment qu’un souverain comme l’empereur Alexandre III ait envoyé son ministre au-delà des Alpes presque subrepticement sous un prétexte banal, — et en réalité avec la mission sournoise de nouer de mystérieuses combinaisons avec M. di Rudini, de capter l’Italie ou de se laisser capter par elle. Ce serait de la candeur de se laisser prendre à ces puérilités. Il suffit évidemment de la moindre réflexion pour comprendre qu’il ne s’est rien passé, qu’il ne pouvait se passer rien de sérieux dans ces petites visites et ces entrevues qui ne sont qu’une affaire de politesse et de circonstance. M. de Giers, hôte momentané de l’Italie, a passé quelques heures à Monza. Il s’est entretenu avec le roi Humbert, avec M. le marquis di Rudini. Voilà qui est au mieux. Que dans ces conversations on ait touché à la politique, que les chefs italiens aient tenu à attester leurs sentimens d’amitié pour la Russie, que M. de Giers ait beaucoup écouté, qu’on ait surtout parlé de la nécessité de maintenir la paix, c’est possible ; la conversation n’est pas certainement allée bien loin. L’Italie, on peut l’assurer, n’a pas eu l’idée présomptueuse de détourner la Russie de sa politique, de s’ériger en médiatrice, en messagère de bonnes paroles ou d’insinuations, pas plus que la Russie ne s’est inquiétée de détacher l’Italie de la triple alliance. Après comme