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chef-d’œuvre d’homogénéité ; mais l’acte de la cathédrale, du Prophète, a-t-il moins de tenue et de cohésion ? Même à côté du sublime duo de Lohengrin, je ne pense pas que le duo des Huguenots passe de si tôt pour un nocturne à deux voix, et dans la scène, d’ailleurs étincelante de beautés, entre Ortrude et Elsa, si nous reconnaissons l’étonnante aptitude de la forme wagnérienne à marquer le contraste de deux âmes féminines, contesterons-nous que par une forme tout opposée, dans le petit duo du Freischutz, un contraste analogue ne soit aussi vivement rendu ?

Mais alors, où donc est la nouveauté dans Lohengrin ? D’où vient ce je ne sais quoi d’étrange et de non encore-exprimé ? Ce n’est pas, ou ce n’est pas seulement de la symphonie introduite dans le drame lyrique, ni de l’orchestre manié comme il ne l’avait jamais été, ni des leitmotive. Métier que tout cela, procédés et formules. Pour comprendre le singulier chef-d’œuvre, il faut remonter plus haut, jusqu’au génie même de Wagner, en ce qu’il a d’essentiel et d’original ici. Lohengrin diffère surtout, je crois, des opéras auxquels nous sommes accoutumés, par une spiritualité plus grande. Je m’explique.

Prenons Guillaume Tell, les Huguenots ou le Prophète, ou Faust ; voilà des sujets empruntés à la réalité, fort intéressans à coup sûr, très pathétiques, mais d’un pathétique un peu extérieur, où l’action, les faits ont plus de part que les âmes. Lohengrin au contraire, Wagner nous en avertit lui-même, repose tout entier sur une péripétie exclusivement morale, qui s’accomplit dans le cœur d’Elsa. Voyez comme ici les événemens, fût-ce les plus graves, reculent au second plan. Lohengrin commence par arracher la jeune fille à un danger matériel et si je puis dire extérieur : admirable épisode, mais épisode seulement. Le dénoûment, la catastrophe sera tout intérieure ; l’âme seule de la jeune fille en sera le théâtre. Cela est tellement vrai, que l’arrivée du cygne, cette merveille de mouvement et de vie, cette progression extraordinaire qui donne si intense la sensation d’un prodige, n’est pourtant pas la plus sublime, au moins la plus originale inspiration de Lohengrin. Mais écoutez le prélude, l’adieu au cygne. Des longueurs et des ténèbres du second acte dégagez la dernière phrase d’Elsa à Ortrude et la sortie des deux femmes ; écoutez enfin et surtout l’incomparable duo d’amour, voilà ce que, de mémoire d’abonné, vous n’avez jamais entendu.

Les héros du répertoire, les Masaniello, les Arnold, les Éléazar, les Raoul, les Faust, n’étaient après tout que des hommes ; Lohengrin est presque un dieu. Dès le début, le prélude nous emporte en plein surnaturel. le comprends que cet idéal prologue échappe à ceux qui l’entendent pour la première fois. Il est tellement volatil et si différent des ouvertures ordinaires, brillans allégros de Rossini, ou dramatiques