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pour que le faussaire, le voleur ou l’escroc récidivent, autant il est rare qu’un assassin par amour le devienne de profession ; que d’ailleurs un acte de colère ou de haine, étant comparable à un accès de folie, s’il effleure, n’entame pas l’intégrité ni surtout la probité de celui qui s’y abandonne ; et qu’enfin aucun de nous ne peut répondre de la conduite qu’il tiendrait dans une crise qu’il n’a pas traversée. Mais il y faut regarder de plus près et plus profondément. On s’aperçoit alors que ce que le crime passionnel est essentiellement, et avant tout, c’est une manière de se rendre justice à soi-même. Le mari qui tue sa femme, la maîtresse qui tue son amant, non-seulement oublient pour quelle part ils sont souvent eux-mêmes dans la trahison de l’amant ou dans la faute de la femme, mais ils s’érigent en juges de leur propre cause, et en exécuteurs d’une sentence qu’ils n’avaient pas le droit de prononcer. Et je ne dis pas ici, que, dans un temps où l’on a vu tant de généreux esprits hésiter devant la légitimité de la peine de mort, ils la rétablissent, eux, du droit qu’ils s’attribuent de ne pas être gênés dans leurs plaisirs. Mais, par cette exécution sommaire, ils suppriment le témoin dont la déposition eût peut-être aggravé leur crime, et par ce jugement, ils détruisent autant qu’il est en eux l’objet même de la société. Si peut-être en effet l’institution sociale n’a pas d’objet plus essentiel que de remettre au jugement de tous la décision des haines ou des querelles privées, quiconque se fait ainsi juge de ses griefs, celui-là va contre l’objet même de l’institution dont il prétend continuer de jouir. Négation de la loi, dont tous les autres crimes ne sont que la violation, retour à la barbarie, régression vers l’animalité, voilà ce que c’est que le crime passionnel. Et qu’on ne le voie pas, ou que l’on ne s’en soucie pas davantage, c’est ce qui me paraît de plus funeste dans l’indulgence qui va de jour en jour croissant pour les crimes passionnels.

Ai-je besoin d’ajouter qu’il n’y en a pas dont nous soyons plus entièrement, plus pleinement responsables, et que la passion, qui l’explique, ne saurait d’ailleurs excuser le crime dont elle a été l’aliment ? L’observation est vraie dans l’hypothèse du libre arbitre, comme dans celle du déterminisme. Si nous sommes les maîtres de nos actes, nous sommes deux fois « coupables » quand nous commettons un crime passionnel, puisque nous le sommes de commettre l’acte criminel, et d’avoir laissé grandir en nous la passion qui nous en a donné le fâcheux courage. Nous ne devions pas tuer ; mais nous ne devions pas non plus permettre au sensitif de prendre en nous l’empire sur le volontaire, à la partie animale d’y triompher de la partie humaine, aux suggestions de l’égoïsme enfin d’y anéantir le sentiment de la solidarité sociale. N’est-ce pas là toute l’éducation ? Mais, dans l’hypothèse du déterminisme, c’est vraiment alors que nous sommes à bon