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saurait fonder la morale que sur une conception de l’objet et du but de la vie humaine. La considération de la cause finale, partout ailleurs gênante, nuisible, dangereuse, redevient ici souveraine. C’est pour nous, dans notre propre intérêt, dans un intérêt purement humain, que nous sommes obligés d’être justes, afin qu’on le soit envers nous, et que de la contrainte que chacun s’impose, résulte ainsi la sécurité de tous. « Ce qui fait que la mort d’un criminel est une chose licite, c’est que, comme le dit Montesquieu avec une vivacité singulière, la loi qui le punit a été faite en sa faveur. Un meurtrier a joui de la loi qui le condamne ; elle lui a conservé la vie à tous les instans. » Mais si la morale et le droit sont relatifs à l’homme, que nous veut la science, qui ne doit point, par définition même, avoir égard à l’homme ; et si la science et la morale n’ont pas de commune mesure, qu’importent à la morale les travaux des savans ?

Puisque donc leur incompétence, en tant que savans, est entière en morale, et que même, plus ils sont savans ou imbus de l’esprit scientifique, moins ils sont propres à discuter ces sortes de questions, laissons-les à leurs découvertes, et contentons-nous, aussi souvent qu’ils l’ébranlent, de rétablir contre eux cette vérité d’évidence que l’homme en tant qu’homme a ses lois. Il n’est pas besoin pour cela de rechercher et d’énumérer curieusement les particularités essentielles, qui, parmi beaucoup de ressemblances, nous distinguent du gorille et de l’orang-outang. On a vraiment trop épilogue sur la question de savoir si nos ancêtres préhistoriques, l’homme du Néanderthal et celui de Cro-Magnon, avaient ou n’avaient point d’idées « morales » ou « religieuses. » Je consens qu’ils n’en eussent pas. Ce sera donc à dire que leurs descendans les ont acquises ou se les sont formées, d’une manière qui peut sans doute intéresser l’histoire de la morale et de la religion, mais qui, d’ailleurs, est bien la chose du monde la plus indifférente à la réforme du code pénal et du droit criminel. Il ne s’agit pas, en effet, de savoir ce que nous avons été, mais ce que nous sommes, et, pour nous en rendre compte, nous n’avons pas besoin de remonter jusqu’aux temps quaternaires. C’est assez que l’institution sociale nous apparaisse, ou nous soit actuellement donnée comme une condition de durée ou d’existence même pour l’espèce humaine, et qu’étant ainsi dans la nature comme « un empire dans un empire, » elle ne puisse donc être régie par les lois de la nature. L’homme, en tant qu’homme, n’est pas sans doute placé hors du domaine de la nature ; mais si l’on ne veut pas que je dise qu’il s’en excepte, à tout le moins y jouit-il de ce que l’on appelle un privilège d’exterritorialité. C’est ce que j’aurais souhaité que M. Proal, dans son livre, déclarât plus nettement.

Et, partant de là, j’aurais encore voulu qu’au lieu de s’en prendre