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dans l’état présent de la question, partout où il prétend avoir saisi le libre arbitre « sur le fait, » on lui répondrait, en trois mots, qu’il n’a pas poussé l’analyse assez loin ? Car, aux yeux du déterminisme, tout homme et tout acte n’étant que le produit occasionnel d’un nombre infini de facteurs, dont il y en a toujours quelqu’un qui nous échappe, le déterministe dira toujours qu’où l’on croit voir de la liberté, c’est justement la preuve que l’on n’a pas encore atteint le dernier terme de l’analyse. « L’expérience et la raison, répétera-t-il avec Spinosa, sont d’accord pour établir que les hommes ne se croient libres qu’à cause qu’ils ont conscience de leurs actions, et ne l’ont pas des causes qui les déterminent. » Ce qui revient à dire qu’en un cas donné ce que nous appelons liberté n’est qu’un nom dont nous couvrons notre ignorance des vraies causes des actes. Et je sais bien ce que l’on peut répondre au nom de la raison, — j’entends en opposant un système total à celui dont l’aphorisme spinosiste n’est ici qu’un corollaire, — mais au nom de l’expérience, je dois avouer que je ne le vois pas.

Maintenant, quant à la question de la nature du crime, si M. Proal avait établi qu’il n’y a rien de scientifique, au vrai sens du mot, dans les théories du professeur Lombroso, qu’en résulterait-il ? Que le professeur Lombroso s’est trompé ? J’en demeure d’accord ; et, avec M. Proal, je le crois fermement. Je dis seulement que la question de la nature du crime n’en demeure pas moins tout entière. « En se fondant sur la fossette occipitale, la platycéphalie et de prétendus caractères virils, le professeur Lombroso, nous dit M. Proal, a prétendu que le crâne de Charlotte Corday était le type du crâne criminel. » Or, d’après le docteur Topinard : « Le crâne de Charlotte Corday est au contraire un beau crâne, régulier, harmonique, ayant toute la finesse et les courbes un peu molles, mais correctes des crânes féminins. » Il semble donc que le docteur Topinard et le professeur Lombroso n’aient pas la même opinion sur le crâne de Charlotte Corday. Mais il semble qu’en revanche ils aient la même confiance dans l’avenir scientifique de l’anthropologie criminelle ; et cette confiance, on dirait que M. Proal, aussi lui, la partage, dans la mesure où l’anthropologie ne contredira pas les conclusions de sa philosophie. Cependant, c’est là tout le problème ; et ce que j’aurais voulu que M. Proal discutât, — pour le nier, — c’est le droit de la science à intervenir dans ces questions de morale et de criminologie. Elle n’y fait qu’embrouiller ce qu’elle veut éclaircir, et compromettre elle-même le crédit de son nom.

Vous connaissez à ce propos l’une des grandes erreurs qui règnent parmi nous. « Quand on lit la plupart des philosophes qui ont traité des passions et de la conduite des hommes, on dirait qu’il n’a pas été question pour eux de choses naturelles, réglées par les lois générales de l’univers, mais de choses placées hors du domaine de la nature. Ils ont