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S’il n’y a pas de chemin royal pour arriver aux vérités géométriques, il y a une façon impériale d’enseigner l’histoire, et c’est la bonne, selon M. Grimm. L’Allemagne ne sera vraiment prospère, vraiment unie que le jour où les opinions d’État auront remplacé à jamais les opinions particulières. « Dans l’Allemagne qu’on est en train de nous faire, écrivait récemment un Allemand fort distingué, il n’y aura pas de plus grand péché que l’originalité de l’esprit. »

M. Grimm espère que le jour viendra où, d’un bout de l’empire à l’autre, la raison publique ayant fait de grands progrès, tout le monde s’accordera à regarder le protestantisme « comme la manière vraiment allemande de comprendre la doctrine du Christ. » On n’en est pas encore là. Que faire en attendant ? Il confesse avec une parfaite candeur qu’il n’en sait rien, et son aveu l’honore. Faute de mieux, il s’en remet aux universités du soin de former des professeurs de gymnases ou de collèges capables d’enseigner l’histoire de la réformation ou, pour mieux dire, de l’arranger de telle sorte que protestans ou catholiques, tous les Prussiens puissent porter sur Luther et son œuvre le même jugement. Jusqu’aujourd’hui ou du moins jusqu’à ces derniers temps, les universités allemandes s’attribuaient une autre mission, et les arrangeurs n’y étaient pas en grand crédit. On les réformera à leur tour, on en fera des pépinières de bons électeurs.

En sortant de quatrième, le petit Prussien élevé, endoctriné d’après la méthode de M. Grimm, sera fermement convaincu que l’histoire universelle se réduit à l’histoire de Prusse. Il n’ignore pas, à la vérité, que l’Allemagne a des voisins ; il sait que les Français sont un méchant peuple, qui fut longtemps gouverné par de méchans rois, et il n’a pas besoin d’en savoir davantage. Quant à l’histoire d’Angleterre, de Russie, d’Italie, à peine lui en a-t-on dit deux mots, et les Espagnols lui sont aussi inconnus que les habitans de la lune. Fier de ses ignorances, il n’y a pour lui point d’Europe, et il ne saurait admettre qu’il se soit passé quelque chose d’intéressant dans le monde avant qu’il y eût des Hohenzollern.

M. Grimm est assez cruel pour lui ôter son illusion et pour lui apprendre que dans le temps où la Prusse n’était pas encore la Prusse, l’Allemagne avait déjà des empereurs qui ne s’appelaient pas Guillaume ; mais les Hohenzollern n’y perdront rien. En lui racontant le moyen âge allemand, on ne lui vantera pas le génie et les exploits des Othon et des Hohenstauffen ; on ne lui parlera que brièvement des croisades, des descentes en Italie, de la querelle des investitures, des luttes entre l’empire et la papauté. En revanche, on s’appliquera à lui montrer combien alors le monde était barbare. Ici encore la biographie sera sacrifiée à la statistique, et cette statistique servira à lui faire sentir plus vivement le prix des biens qu’il possède, à le convaincre de plus en plus qu’il est un être privilégié, un vase d’élection.