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leur chemin des faits embarrassans, leur méthode est de les supprimer, et c’est aussi celle de M. Grimm. Il estime que la révolution de mars 1848 est un de ces événemens déplorables qu’on ne saurait trop cacher à la jeunesse, que le mieux que puissent faire les professeurs d’histoire, c’est de n’en jamais parler.

Il lui semble fort délicat aussi de raconter à des enfans qu’en 1866 la Prusse fit la guerre au reste de l’Allemagne ligué avec l’Autriche. Leur apprendrez-vous sans ménagement comme sans préparation que dans cette année fatale des Allemands se sont battus contre des Allemands ? Aussi bien M. Grimm se flatte que son programme sera adopté non-seulement dans les écoles prussiennes, mais en Saxe comme en Bavière. Peut-on exiger d’un professeur saxon qu’il parle de la bataille de Sadowa sur le même ton qu’un professeur de Berlin ? M. Grimm en conclut qu’avant de prendre un parti définitif à ce sujet, il convient de se concerter, de s’entendre. Peut-être trouvera-t-on un biais, un expédient, quelque ingénieux moyen de transformer l’histoire de la guerre de 1856 en un récit utile et moral, de donner à ces tristes événemens le caractère d’un apologue, d’une fable, eine halbmythische Gestaltung. Mais qu’est-ce donc selon vous que ce patriotisme allemand sur lequel on doit veiller jour et nuit avec une si étonnante sollicitude, et qui n’est pas à l’épreuve d’une seule vérité dangereuse ? Sous peine de le voir languir et s’étioler, il faut le nourrir de fictions, l’engraisser de mensonges.

Retournons à notre petit Prussien. Il est entré en quatrième et tout en s’appliquant à lui faire répéter avec soin ce qu’il a appris dans les deux premières classes, on lui cause une nouvelle surprise en lui révélant qu’il fut un temps où les Hohenzollern n’étaient pas encore rois de Prusse, et on lui raconte leur histoire depuis leur première apparition dans la Marche jusqu’au grand-électeur. Ici se pose de nouveau une question délicate. La classe est fréquentée par des protestans, par des catholiques, par des israélites, et on ne peut se dispenser de leur raconter Luther et la réformation.

On pourrait à la rigueur envelopper ce récit d’une savante obscurité, rester dans le vague, ne rien préciser. Malheureusement à cet âge, si discret qu’il soit, le petit Prussien succombera peut-être à la tentation de demander des éclaircissemens : er verlangt Auskunft. Que lui répondrez-vous ? On pourrait aussi s’en tenir à la simple exposition des faits, en lui laissant le soin de les juger. Ce serait pire que tout ; il n’a pas encore le droit de juger : er hat noch nicht das Recht zu urtheilen. Si les curiosités sont dangereuses, l’exercice précoce du jugement l’est bien davantage. L’enseignement public, tel que l’entend M. Grimm, est précisément destiné à préserver la Prusse du fléau des opinions particulières, en leur substituant des jugemens tout faits, auxquels l’État appose son estampille et qu’il marque de son timbre.