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né du dégoût et de la pitié : dégoût du monde et pitié pour l’homme). Il s’étonne de retrouver sur son autel le Dieu qui, depuis le commencement des temps, se divertit à regarder le lugubre panorama du mal accompli sous le soleil et qui « a vu que c’était bien. » N’est-il pas temps de parler comme nous pensons, d’agir comme nous parlons ou comme nous écrivons ? L’heure n’est-elle pas venue de faire une société conforme aux données de la science, comme le christianisme en avait bâti une réglée par ses dogmes ? En un temps de liberté complète, serons-nous plus lâches que nos grands-pères ? La tyrannie des mœurs sera-t-elle plus puissante que n’a jamais été celle des lois ? Ou nous déciderons-nous enfin à mettre nos paroles et nos pratiques en harmonie avec nos convictions intérieures ?

Il est impossible de ne pas songer ici à Tolstoï et à ses derniers livres, à cette brutalité apostolique avec laquelle il secoue les fondemens de la société contemporaine et nous somme de le suivre au désert pour y fonder une société nouvelle. L’appel que Tolstoï nous adresse, au nom du mystère, au nom du grand Inconnu, M. Morley nous l’adresse au nom de la Science. Dans les deux cas, on nous prêche l’oubli du moi, le renoncement volontaire, l’effacement de l’individu devant l’espèce ; on fait la guerre à la torpeur invétérée des habitudes, aux deux grands ennemis du progrès : le mensonge et la paresse. Le philosophe anglais s’accorderait sans doute avec le grand mystique russe pour reconnaître que la société est à peu près dans l’état où elle se trouvait à la fin du IIIe siècle de notre ère, lorsque, déjà conquise à la vérité nouvelle, elle se débattait encore au seuil d’une révolution terrible, suait de vertige et de peur à l’idée d’échanger son doux néant contre la dure vie et la sanglante apothéose des confesseurs.

Comment procéder à ces grands changemens ? La prudence prescrit de s’avancer par degrés ; le cœur conseille « de ne point arracher. » La philosophie prononce, par la bouche d’Herbert Spencer, que le « compromis » est dans la nature des choses : c’est la résultante de forces différentes qui agissent en même temps. Bien que M. Morley accepte cette doctrine, bien qu’il déclare chercher une accommodation entre la vérité absolue et les circonstances, je ne vois guère la part faite à ces circonstances et je n’aperçois le « compromis » nulle part dans son livre, si ce n’est dans le titre. A peine fait-il une distinction entre les opinions et les actes. Il ne se contente pas à aussi bon marché que M. Renan, qui disait à ses adversaires : « Laissez-nous le collège et l’Université, nous vous abandonnons l’école primaire. » Il veut aussi, il veut surtout l’école primaire. La « religion des majorités » lui paraît la plus détestable de toutes ; aussi n’entend-il pas livrer le