Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 108.djvu/172

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le savoir, l’écriture artiste ; il a été le maître à écrire de Michelet, et, par Michelet, de M. Taine. Nous avons tous l’air d’avoir appris notre langue dans le Neveu de Rameau, ce livre étonnant, révolutionnaire, où il a dépassé à l’avance tous ses successeurs en peignant l’ancêtre, le prototype de tous les bohèmes, jusques et y compris « Monsieur Legrimaudet, » et où il a fait, le premier encore, cette terrible expérience de mettre en haut ce qui est en bas et de faire du mal le bien. Un jeune homme de dix-huit ans qui lit le Neveu de Rameau croit mettre le pied dans le monde des idées de Satan ; il sent tout à coup le champ intellectuel démesurément élargi ; les pensées entrent dans son cerveau par torrens et la vocation littéraire se déchaîne comme un ouragan.

M. Morley a compris tout cela, ou presque tout. Il a fait plus : il a traduit le Neveu de Rameau. Cette lutte avec Diderot et avec Goethe est une des audaces heureuses de sa vie littéraire.

Ici nous allons retrouver notre guide précieux et sur pour l’histoire comparée des idées chez les deux peuples. Les notions de Diderot sur la relativité, il les emprunte à Berkeley, lequel a démontré que les formes, les grandeurs, les proportions ne sont pas des perceptions directes, mais des jugemens comparatifs de notre esprit. M. Morley indique ce qu’Helvétius doit à Hume et d’Holbach à Toland. A son tour Bentham s’empare d’une idée qu’Helvétius avait perdue dans les labyrinthes de sa propre subtilité, fonde sur cette idée l’utilitarisme et « fait faire à l’Angleterre l’économie d’une révolution. » Lorsque M. Morley nous dit que l’Encyclopédie est « fille du Novum Organum, » ce n’est plus un renseignement, c’est une métaphore. Lorsqu’il définit l’Encyclopédie un effort « pour organiser la pensée en un régiment, avec des chefs et des bannières, » une tentative « pour substituer à l’ancien système religieux, dans toutes ses parties, un corps de vérités scientifiques, » le commencement d’une « ère nouvelle où les hommes de lettres formeront le nouvel ordre sacerdotal, » cette pompe nous semble un peu surannée, à nous qui considérons d’ordinaire l’Encyclopédie comme un immense fiasco. Prenons garde, cependant, d’aller aussi loin dans le dénigrement que nos grands-pères dans l’enthousiasme. Peut-être, en cette matière, péchons-nous surtout par ignorance. Aussi beaucoup de Français trouveraient-ils leur profit à lire les chapitres, si bien étudiés, où M. Morley, prenant l’Encyclopédie dans l’œuf, c’est-à-dire dans la cervelle fumante de Diderot, la conduit, d’étape en étape, jusqu’à son achèvement final, en dégage le plan, les tendances générales, la méthode, en signale les défaillances, esquisse enfin la physionomie de cette grande armée du rationalisme, depuis Lenglet-Dufresnoy, qui en fut le doyen, jusqu’à Condorcet, qui en fut l’enfant prodige, jusqu’à Morellet, qui survécut à tous