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là, aux responsabilités du pouvoir, non pas en désabusé ou en cynique qui tourne le dos à l’idéal philosophique de sa jeunesse, mais au contraire en logicien pratique qui ne croit pas être allé jusqu’au bout de ses idées tant qu’il ne les a pas appliquées et pour qui l’action est la seconde étape de la vie, après la pensée. Jusqu’ici on se plaisait à citer l’exemple des penseurs qui étaient venus piteusement échouer dans un parlement. Le succès de M. Morley dans les deux domaines est significatif ; il ébranle la vieille notion d’après laquelle il y a deux races d’intelligences qui s’ignorent et se méprisent : les remueurs d’idées et les conducteurs d’hommes.

Longtemps seul de son avis sur une question d’intérêt national, M. Morley a vu tout à coup la moitié de l’Angleterre se rallier à son opinion. En une nuit, il est devenu le porte-paroles d’un grand parti qui gouvernera demain, l’inspirateur et l’héritier présomptif du vieux Gladstone. Bon gré mal gré, il a fallu accepter comme guide ce théoricien, ce raisonneur, le premier leader anglais qui soit sorti de nos rangs à nous autres, gens de lettres, et qui, au pouvoir, représente l’Idée, comme Randolph Churchill représente la Tradition modernisée et Joseph Chamberlain les Intérêts populaires. Étudions l’homme et laissons au temps de juger l’œuvre.


I

Une large rue paisible de South Kensington, sans boutiques, allongeant sa perspective droite de cent maisons pareilles, avec perron, portique, quatre étages et trois fenêtres de façade. Vous sonnez à l’une de ces maisons qui ne se distingue en rien de ses voisines. Une parlour-maid vient vous ouvrir, coiffée du bonnet traditionnel, vêtue de la robe d’indienne imprimée si c’est le matin, de mérinos noir après trois heures. Vous avez un rendez-vous : on vous introduit sans paroles inutiles. Une impression de recueillement vous prend déjà. Pas de cris d’enfans : la maison est silencieuse. Ce personnage de Ben Jonson qui haïssait le bruit et ne voulait que des muets autour de lui aurait volontiers pris son gîte en un tel lieu. Dans l’escalier très clair, une grande glace, à mi-chemin, où le visiteur se voit monter. Au premier étage, on vous laisse seul dans un salon qui fortifie l’impression reçue. Toute une paroi est occupée par une bibliothèque. Pas de bibelots, point de couleurs vives, aucune trace d’affectation ou d’exotisme. Mobilier vaguement moderne, mais sans date précise et sans recherche du style. Une sévérité qui se tient entre la banalité et l’élégance, dans une harmonie de nuances fines et pâles. Le maître de la maison doit aimer la blancheur, non cette blancheur éclatante, agressive qui