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germe sous leurs corps divins : « Le lotus, le safran et l’hyacinthe délicate les soulèvent mollement. » De même, de la tombe d’Yseult sort un buisson de roses, et de la tombe de Tristan un cep de noble vigne. Quelle est la plante magique qui poussa sur la côte de nos deux amans ? Marie de France l’ignore. A. de Musset dit, en pareille occurrence :


Le plus difficile à trouver
N’est pas la plante, c’est Simone.


Et Marie de France semble résumer en ces vers toute sa théorie, très simpliste, qui est celle des légendes bretonnes :


Tels est la mesure d’amer
Que nuls n’i doit raison garder…


Vers qui expriment précisément le contraire de la théorie chevaleresque et courtoise, selon laquelle on ne doit parvenir à l’amour que grâce aux règles réfléchies de la stratégie sentimentale et par l’exercice savant de la raison.

Ces êtres, dont le tout est d’aimer et qui ne paraissent pas avoir ici-bas d’autre fonction sociale, soustraits à toute règle et à toute convention mondaine, ne peuvent vivre que dans un monde spécial, idéal et irréel. À quelle société appartiennent les héros de ces contes ? On le sait à peine. Chevaliers ou bourgeois, qu’importe ? Chrétiens ou non ? Vous ne sauriez le distinguer. La belle Guildeluec trouve tout naturel de céder à Guilliadon ses droits sur son mari, qui épouse sa rivale en légitimes noces. Devant quel prêtre ? En quel pays occidental la bigamie est-elle reconnue ? Dans le lai du Frêne, on voit un « archevêque de Dol » défaire, sans nulle difficulté, un mariage qu’il a célébré la veille : cela est d’une étrange théologie. Ces personnages, affranchis de toute loi sociale, ne sauraient vivre qu’au pays de féerie.

Le merveilleux, voilà donc la seconde nouveauté qu’apportent les contes celtiques. Ces héros ont été conçus par le génie breton dans un décor enchanté, dans une atmosphère surnaturelle très lumineuse et très douce, qui enveloppe un monde inconsistant et charmant. Il leur faut, à ces héros, l’apparition des fées qui errent dans les bois près des fontaines. Il faut qu’ils puissent être ravis vers le pays des héros, vers cette île d’Avallon qui rappelle de si étrange manière les terres fortunées, l’île d’Ogygie, les Hespérides des légendes homériques et hésiodiques[1]. Il faut qu’un naturalisme

  1. Voir E. Beauvois, l’Élysée transatlantique, dans la Revue de l’histoire des religions, t. VII.