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Donc, nulle théorie ; pas de « règles d’amour ; » mais des légendes presque enfantines, à la fois naïves et un peu grossièrement mélo-dramatiques, comme les drames des chansons populaires. Dans une chanson récemment recueillie en Calabre, un jeune homme recherche une jeune fille : « Prends ma fille, lui dit la mère, à condition que tu puisses la porter sur tes bras, sans te reposer, au sommet de douze hautes montagnes. » Il répond : « j’aurai la force de te porter, ô mon âme, jusqu’à Rome, de marcher, sans fermer les yeux, un mois et plus longtemps encore, Et, si le loup affamé m’attaque, je lui dirai : « Compère loup, déchire-moi paisiblement, à ton plaisir, déchire-moi, compère. Car, pour te chasser, je ne déposerais pas un instant mon doux fardeau ! » N’est-il pas curieux que l’idée de cette chanson soit la même qui se retrouve dans le lai de Marie que voici ? Le seigneur de Pitre-sur-Seine, raconte-t-elle, aimait si tendrement sa fille unique qu’il ne voulait point la donner en mariage. Pour éconduire les prétendans, il fit publier qu’elle n’appartiendrait qu’à celui qui la pourrait porter entre ses bras au sommet d’une côte qui dominait sa ville. Plusieurs s’y essayèrent, mais faillirent à mi-route. Pourtant, sa fille aime en secret un jeune homme. Comment mènera-t-il à bien l’entreprise ? Sur le conseil de son amie, il part pour la savante Salerne, où une vieille femme, habile en l’art de physique, lui compose un philtre qui ranimera ses forces. Il revient, et s’offre à tenter l’épreuve. Il prend son amie dans ses bras, et gravit la côte, à grande allure, si joyeux qu’il ne lui souvient pas de boire son philtre. Elle sent qu’il se lasse : « Ami, buvez ! — Belle, je sens tout fort mon cœur. Je ne m’arrêterai pas le temps de boire, si longtemps que je pourrai marcher trois pas encore. » Et plus loin : « Ami, buvez votre philtre ! » Il refuse toujours, et toujours monte. Il atteint enfin le sommet de la montagne, et tombe mort. Son amie s’étend auprès de lui, baise ses yeux et sa bouche, et meurt aussi. Le philtre s’est répandu sur la terre : le mont en est arrosé, et mainte bonne herbe en germe[1]. — Grimm a relevé, dans sa Mythologie allemande, la liste des plantes qui, dans les légendes populaires, naissent ainsi sous les pas, sous les corps, sur les tombes des amans. Déjà, dans l’Iliade quand Zeus et Héra se couchent sur l’Ida, une herbe nouvelle

  1. Cette légende s’est maintenue avec une curieuse persistance en Normandie, fixée aux mêmes lieux où elle l’était au XIIe siècle. Le bon Ducis l’y a rencontrée, il y a cent ans. Il a aussi conté, pour les âmes sensibles de l’époque, l’histoire « du jouvenceau Edmond » et de la « gente damoiselle Caliste, » et célébré cette côte des deux amans, » qui doit son nom à la plus chère et la plus intéressante de nos passions, lorsque surtout la vertu l’accompagne, et que rien ne vient nous reprocher nos pleurs dans le tendre intérêt qu’on prend à les victimes ! »