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Marie de France a souvent été prise à témoin dans ces grands débats. M. Zimmer, dans sa préoccupation de nier tout apport de légendes galloises, a voulu démontrer que Marie n’a pu recevoir ses lais que de jongleurs armoricains. Il est en effet certain que la majorité de ses contes ne peuvent venir que de notre Bretagne. La preuve la plus frappante en est que Marie intitule l’un de ses lais d’un nom breton, et non kymrique : ar éostik, le rossignol. Il en est de même du mot, breton et non gallois, bisclavret, le loup-garou. De plus, sept de ses lais sont localisés sur le continent[1], et de préférence dans la zone romanisée de la Bretagne, à Dol, à Saint-Malo, à Nantes ; l’action de l’un d’entre eux est même placée en Normandie, à Pitre-sur-Seine, près de Pont-de-l’Arche. Un seul appartient à la Bretagne bretonnante : il nous transporte dans le Léonnais.

Le fait est indéniable. Marie tient la plupart de ses contes de jongleurs armoricains. Mais, par les mêmes raisons, il nous faut admettre qu’elle en a reçu d’autres de jongleurs gallois. Et pourquoi M. Zimmer dissimule-t-il[2] que quatre des lais de Marie répugnent à son hypothèse armoricaine ? L’action du Chèvrefeuille est placée à Tintaguel en Cornouaille ; celle d’''Éliduc, dans le pays

  1. Ce sont Gugemar, le Frêne, le Bisclavret, les Deux amans, Laustic, Chaitivel, Lanval. La scène de Lanval est, à vrai dire, placée à Carduel en Galles. Mais M. Zimmer prouve, par de convaincantes raisons, que Marie n’a pu recueillir ce récit que sur des lèvres armoricaines. Par exemple, l’un des personnages s’appelle Ivain, ce qui est une forme bretonne du nom. La forme galloise serait Owein. — Le lai d’Equitan est impossible à localiser, si, comme il est probable, le peuple des Nans, dont il est question dans ce conte, n’est pas celui des Namnetes.
  2. M. Zimmer ne dit pas un seul mot du Chèvrefeuille, ni de Milon, si contraire à sa thèse. D’Yonec. il ne parle qu’en une note, et sans montrer qu’il y voie aucune difficulté pour sa théorie. Quant à Éliduc, il se borne à dire : « Le seigneur de notre lai est roi de Petite-Bretagne ; personne ne voudra croire qu’il ait existé sur lui un ancien lai kymrique. » — La raison est faible. Si le lecteur veut bien se rappeler l’analyse donnée plus haut du lai d’Éliduc, il verra que le poète avait besoin que la scène se passât en deux pays différens, séparés par la mer. Or un conteur gallois pouvait aisément savoir qu’il existait un pays nommé la Petite-Bretagne, tandis qu’un conteur armoricain pouvait plus difficilement connaître Exeter, Tottness. — On pourrait dire que ces raisons géographiques ne prouvent pas grand’chose : Marie, vivant en Angleterre, a pu, de son chef, et sans être exceptionnellement savante en géographie, placer dans le pays de Galles l’action de certains contes, sans qu’il soit prouvé par là qu’ils lui vinssent de jongleurs gallois. Mais l’argument a la même valeur, rétorqué : Marie, Normande d’origine, a pu de son chef, et sans être très remarquable géographe, placer à Saint-Malo ou à Dol l’action de certains autres contes, sans qu’il s’ensuive nécessairement qu’elle les ait reçus de jongleurs bretons. — Les autres lais, ceux qui sont anonymes ou ceux dont l’attribution à Marie de France est douteuse, se passent, comme ceux de Marie, tantôt en Petite Bretagne (Tydorel, Guingamor, Ignaures, le Lécheor, Graalent), tantôt en Grande-Bretagne (Tyolet, Melion, le Trot, Doon, l’Épine).