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ou même à un troisième Guillaume, il importe fort peu, en vérité. Mais ce qui est moins méprisable, c’est de découvrir à quelle époque Marie écrivait, et c’est pourquoi il importait d’identifier ce roi et ce comte. Qu’est-ce qu’une œuvre d’art qui n’est point datée ? De quoi peut servir, pour l’histoire des idées, des sentimens et des genres, une œuvre qui flotte indécise dans le temps, revendiquée avec la même vraisemblance par deux ou trois siècles ? Or, pour rendre à son époque et à son lieu d’origine un poème du moyen âge, nous possédons, quand les renseignemens extrinsèques font défaut, un merveilleux instrument de précision : c’est l’étude des caractères linguistiques du poème. Jusqu’au milieu du XIVe siècle environ, la langue est entraînée dans une évolution si rapide qu’il est possible de distinguer les momens très courts de ce perpétuel devenir, et de dater, parfois à trente ans près, l’apparition ou la disparition de tel phénomène phonétique ; d’autre part, elle est si variable de province à province qu’on peut souvent, à l’aide des chartes et des monumens littéraires dont on connaît la provenance, marquer, à vingt lieues près, la limite d’extension géographique des phénomènes. Il en résulte qu’on peut ainsi, par un travail de micrographie linguistique, restituer à chaque œuvre du moyen âge sa date et sa patrie. Tâche complexe : car nous pouvons n’avoir conservé que la centième copie d’un poème, et les quatre-vingt-dix-neuf scribes antérieurs, dont il n’est peut-être pas trois qui aient écrit exactement le même dialecte, peuvent avoir rajeuni la langue de l’original, ou donné successivement une teinte picarde, puis bourguignonne, puis angevine ou wallonne, à un texte primitivement lorrain ou tourangeau. Il faut donc, par une minutieuse classification des manuscrits, par l’étude scrupuleuse de la mesure des vers, par l’examen des rimes, qui maintiennent avec une remarquable force de résistance les traits dialectaux primitifs, rétablir le poème en sa langue originelle. Les érudits se sont mis à l’œuvre depuis trente ans. Voués à cette science de nos anciens dialectes, si jeune et déjà si puissamment féconde, ils s’enferment dans le monde de l’infiniment petit, ils pèsent les syllabes, ils regrattent les mots douteux au jugement. Et le public lettré, qu’effraient leurs appareils critiques et leur jargon de spécialistes, considère avec surprise leurs laboratoires de recherches microscopiques, et passe.

Œuvre digne de respect, pourtant, et d’émotion. Après les généralisations hâtives, brillantes et inutiles de l’école de Raynouard, de Fauriel, d’Ampère et de Villemain, alors que l’intelligence du moyen âge était compromise par l’à-peu-près et le clinquant romantiques, il fallait que cette réaction érudite se produisît. Il est