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d’aborder, une tempête s’élève. C’est une croyance bien ancienne au cœur des matelots, et de belles légendes l’attestent, que, si l’on navigue avec un criminel, on ne saurait apaiser la mer qu’en lui livrant le coupable. Les Dioscures le disent déjà dans l’Électre d’Euripide : « Gardez-vous de toute injustice, et de jamais naviguer au même bord qu’un parjure. » C’est aussi la pensée d’un des matelots d’Éliduc, qui lui dit brutalement, devant son amie : « Sire, elle est céans avec vous, celle par qui nous périssons. Jamais nous ne toucherons la terre. Vous avez une épouse légitime, et vous ramenez une autre femme, contre Dieu, contre la loi, contre la foi. Laissez-nous la jeter à la mer, et nous pourrons aborder. » En apprenant le secret terrible, Guilliadon tombe, comme morte. Éliduc saisit le gouvernail, dirige la nef, aborde. Il transporte le corps de son amie, pour le faire ensevelir en terre sainte, jusqu’à un ermitage, dans une forêt. Mais le vieil ermite est mort, et sa chapelle déserte. Il la couche devant l’autel, sur un lit bien paré, lui baise les yeux, et rentre à son manoir, où sa femme l’a fidèlement attendu. Mais il ne peut lui faire nul beau semblant, ni lui dire aucune bonne parole. Chaque jour, il s’en retourne dans le bois, vers la chapelle où son amie dort son sommeil surnaturel, toujours blanche et vermeille, pure « comme une gemme. » Sa femme, inquiète de sa tristesse, le fait guetter, surprend ses visites répétées à l’ermitage solitaire. Elle s’y rend avec un valet. Elle voit la jeune fille, semblable à une rose nouvelle, et sous le drap qui la recouvre, son corps délicat, ses bras longs, ses mains blanches, ses doigts grêles et fins. Moitié jalouse, moitié touchée, elle se met à pleurer auprès de la belle endormie : « Tant par pitié, tant par amour, jamais plus je n’aurai de joie. » Or, soudain, une belette traversa la chapelle, et l’écuyer l’abattit d’un coup de bâton ; mais, quelques instans après, la femelle vint, portant une fleur vermeille, et la plaça entre les dents de la bête tuée, qui se ranima aussitôt. Guildeluec prend la fleur magique, et la pose entre les lèvres de sa rivale. Elle soupire, ouvre les yeux : « Dieu ! fait-elle, comme j’ai dormi ! » Et, revenant à elle : « Dame ! je suis la fille d’un roi. J’ai aimé un chevalier, Éliduc, le bon vassal. Il m’a emmenée avec lui. Il m’a trompée. Il était marié, et me l’a caché. Quand je l’ai appris, j’ai perdu le sentiment, et voici qu’il m’a abandonnée, seule, sur cette terre inconnue. — Belle, lui répondit la dame, Éliduc ne vous a pas trahie. Il vous croit morte, et chaque jour vous vient visiter. Je suis sa femme. Je vous emmènerai avec moi, et vous rendrai à votre ami. » Elle fit ainsi, fonda un monastère de femmes, auprès de l’ermitage, et s’y retira. Les deux amans s’épousèrent et vécurent ensemble jusqu’au jour où, las du siècle, ils se rendirent à leur tour. Eliduc se fît