Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 107.djvu/840

Cette page a été validée par deux contributeurs.
836
REVUE DES DEUX MONDES.

jour qu’il chassait en forêt, il poursuivit une biche blanche et son faon. Il la blessa, mais, par un enchantement, la flèche se retourna contre le chasseur, et vint le frapper à son tour. Et comme il était tombé sur l’herbe drue, la biche, qui était fée, jeta sur lui ce sort : « Vassal, qui m’as navrée, jamais herbages, ni racines, ni philtres ne te sauront guérir, mais seule, si tu peux la rencontrer, une femme qui souffrira pour toi plus que jamais n’a souffert aucune femme et pour qui tu souffriras plus que jamais homme n’a souffert. Maintenant, va-t’en d’ici, laisse-moi. » Le blessé erre par la forêt, jusqu’à ce que, soudain, un bras de mer s’étende devant lui. Au rivage est une barque d’ébène ; une voile de soie flotte à son mât. Il y monte pour chercher secours : pas de matelots, ni de pilote ; mais un lit de cyprès et d’ivoire, incrusté d’or, couvert de martre zibeline et de pourpre d’Alexandrie ; dans des candélabres d’or fin, deux cierges brûlent. Il se couche épuisé sur le lit, et la barque merveilleuse l’emporte vers la haute mer. Elle aborde sur une rive inconnue, au pied d’un donjon de marbre vert, où vit en recluse la jeune femme d’un vieux jaloux, gardée par un prêtre plus vieux encore. Elle recueille, soigne, aime le blessé. Mais comme ils savent qu’ils ne pourront longtemps celer leurs amours, ils font une convention : la jeune femme fait un nœud au vêtement du chevalier, le chevalier attache une ceinture aux flancs de son amie, et tous deux jurent de n’aimer jamais que celle qui pourra défaire ce nœud, ou celui qui saura détacher cette ceinture. Et quand ils sont en effet surpris et séparés, les nœuds symboliques résistent, comme leur amour, à qui les veut délier, jusqu’au jour où, après mille souffrances endurées, se rencontrent les amans : « Or a trespassée leur peine. » — Marie nous dit encore ce conte : Il me plaît de vous répéter un lai, celui du chèvrefeuille,

De Tristan et de la reïne,
De leur amour qui tant fu fine,
Dont il eurent mainte dolour :
Puis en moururent en un jour.

Tristan a été exilé loin d’Yseult par le mari, le roi Marc. Mais la force fatale du philtre que naguère ils ont bu tous deux le rappelle invinciblement vers elle. Il cède, il revient là où elle est, en Cornouaille, vit caché dans un bois, errant autour d’elle. Quand la nuit tombe, il se risque hors de la forêt, et demande asile à de pauvres paysans. Il apprend d’eux que, pour la fête de la Pentecôte, la reine doit traverser ce bois. Comment lui faire savoir qu’il est là, tout près ? Il coupe une branche de coudrier, autour de laquelle