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Pour le moment il faut agir, nous n’avons pas le choix des moyens ; il faut passer la pirogue, à bras, au-dessus de cette chute, et tout de suite nous nous mettons à l’ouvrage. Tout le monde travaille, Quiquerez débroussaille à coups de hache, je fais hisser et décharger la pirogue, un homme veille sur les faisceaux et prévient un retour offensif de nos cannibales.

A quatre heures tout est prêt. La pirogue est à l’eau à cent métrés au-dessus de la chute, les bagages sont rechargés et couverts de la bâche, nous n’avons pas le temps de les attacher, il faut faire quelques kilomètres avant la nuit ; les fusils sont à l’avant, roulés dans notre inutile toile de tente. J’explique aux hommes qu’il faudra souquer dur pendant les vingt premiers mètres pour rompre le courant et ne pas reculer. Quatre Kroumans de Plaoulou sont aux pagaies avec dix Sénégalais. Quiquerez est à l’avant, une gaffe à la main, je suis à l’arrière, surveillant deux boys qui gouvernent. En tout vingt-cinq personnes. Nous poussons au large et, de suite, les pagayeurs enlèvent la pirogue en poussant leur « Aï Samba » dont ils ont l’habitude de scander chaque effort.

Soudain, de la rive que nous venons de quitter, partent des hurlemens et une dizaine de coups de feu. Les deux boys qui sont auprès de moi sont atteints. L’un tombe à l’eau, la tête fracassée, l’autre a l’épaule droite broyée et pousse des cris affreux. Les quatre Kroumans sautent dans la rivière et cherchent à gagner le bord opposé. Au moment où ils y arrivent, paraissent sur la rive une cinquantaine de Païns qui, à bout portant, tuent les Kroumans dans l’eau. Les Sénégalais affolés lâchent leurs pagaies et veulent prendre leurs fusils, nous dérivons avec une vitesse incroyable. Quiquerez, debout à l’avant, se bat avec ses hommes pour les empêcher de toucher aux armes ; à l’arrière, c’est un désordre affreux, les tirailleurs font un feu d’enfer sans rien vouloir écouter ; impossible de faire reprendre les pagaies, deux Sénégalais sont tués. Une dernière fois nous tournons, un choc se produit, et… je n’ai plus conscience de ce qui s’est passé à partir de cet instant !

Quand je suis revenu à moi, un quart d’heure plus tard, j’étais dans un buisson sur la rive droite, à cent pas au-dessous de la chute d’eau. Mon ordonnance, Mamadou, était à côté de moi, assis philosophiquement sur le panier qui contenait presque tous nos papiers. Le brave noir m’avait sauvé d’abord, puis avait ensuite repêché ce panier auquel il savait que nous tenions tant. En voulant me relever, je m’aperçois que j’ai le bras gauche cassé avec une plaie assez profonde au-dessus du poignet, et de plus j’ai le pied droit foulé. Sur la rive en face, Quiquerez est assis sur la pirogue