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rassure sur mon sort. Son itinéraire était d’aller par terre jusqu’au Cavally, frontière actuelle du pays de Libéria, où je le rejoindrais en pirogue.

Les Libériens sont des noirs américains, installés sur cette côte d’Afrique et soutenus par les États-Unis. Ils revendiquent sans aucun droit les 90 kilomètres de côte compris entre le Cavally à l’ouest et le San-Pedro à l’est, territoire qui nous appartient par traités. C’est une nation appelée à disparaître d’ici peu. Ils ont fait un gros emprunt à l’Angleterre, qui n’attend que le jour de l’échéance pour s’emparer de Libéria. Médiocre acquisition, du reste, car à part Monrovia et ses plantations de cafés, l’huile de palme et le caoutchouc, cette côte est misérable.

Je passe quatre jours chez M. Hadley à maudire mon inaction forcée. Quatre jours pendant lesquels je remets au courant mes notes et mes cartes. — C’est pendant ce séjour que j’ai fait la connaissance de Hédé, dit Papillon, chasseur d’éléphans. — Un matin, je me réveille et je vois, au pied de mon lit, accroupi sur ses mollets, à la manière des noirs, un nègre superbe. Le colosse peut bien avoir 1m,90 ; il a revêtu pour venir ici son costume de chasse. Autour de la tête, une tresse de filamens de cocotier fixe une série de gris-gris, de coquillages, de pendeloques bizarres faites de dents de chats-tigres et de pierres peintes. Au milieu du front, une plaque d’or fétiche forme fermoir et maintient une plume d’aigrette. Avec cela les cheveux nattés très fins, très serrés, sont enduits d’une sorte de beurre de Galam et sont rejetés en arrière, une dent de chat-tigre pend à l’extrémité de chaque tresse.

Cette sorte de diadème sur cette énorme tête donne à Papillon un air de fierté sauvage qui vous enlève tout désir de le rencontrer la nuit au coin d’un bois.

Un collier moitié perles bleues, moitié corail, fait deux fois le tour du cou. Au bras droit, deux de ces horribles bracelets de cuivre que les Anglais vendent pour des bracelets d’or ; au bras gauche, un gros anneau d’ivoire sans inscriptions. La coutume des noirs est, au contraire, de faire graver par les matelots anglais, leur nom, le nom de leur village, le bateau à bord duquel ils ont servi, ou leur profession, ou quelque autre épithète : trademan, headman… Celui-là, plus simple dans ses goûts, n’a rien fait graver, et l’effet de ce gros anneau blanc de fait sur cet énorme bras noir est étrange.

Sous l’aisselle gauche, maintenue par un baudrier de peau de bœuf et serré à gêner les mouvemens du bras, pend un gros couteau, un matchet, l’arme de tous les nègres, qu’ils passent leur temps à affiler comme des rasoirs. La ceinture est faite d’une tresse de cocotiers nattée avec un ruban rouge. Tous les cinq centimètres environ, un gros nœud retient une touffe d’étoupe peinte en