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interroger, avoir des détails, et presque partout c’était la même version : les noirs s’enfuyant à l’approche des blancs, et les blancs prenant de la poudre d’or en échange de pagnes ou de miroirs qu’ils posaient dans les cases. Ces petites exactions, peut-être aussi les conseils intéressés des Appoloniens, — les juifs ou marchands ambulans de ces pays, — les récits exagérés et dénaturés de ces prétendues déprédations, la terreur de voir les blancs envahir le pays et s’y établir, tout cela autant de causes qui expliquent suffisamment le meurtre commis par les habitans de Tiassalé qui, dix jours avant, traitaient d’une hospitalité cordiale de Tavernost, le docteur Tuvache et leurs hommes.

Avant notre arrivée à ce village d’Aouem, on nous avait annoncé que les habitans du haut fleuve descendaient avec leurs pirogues pour nous faire la guerre. La guerre de nuit, contre des pirogues, n’étant pas chose prudente à tenter, force nous fut de stopper en plein fleuve, sous pression. Et cette fausse nouvelle nous procura le charme d’une nuit d’alerte. C’était ma première nuit de plein air, au milieu de la forêt, et malgré l’émotion de l’attaque possible, les bruits étranges, les hurlemens des singes, la faction que je m’étais promis de monter, j’ai parfaitement dormi sur le toit de zinc de notre petit vapeur, avec une méchante couverture pour me garantir de l’humidité et ma carabine pour oreiller.

Le lendemain soir nous rentrions à Lahou sans incident.

Le 3 avril, dans l’après-midi, Quiquerez revenait en pirogue, ramenant une vingtaine de miliciens, anciens captifs dahoméens, assez piètres soldats que M. Desaille destinait à renforcer le poste en attendant l’arrivée d’une compagnie de tirailleurs sénégalais demandée à Konakry. Quant à nous, nous recouvrions notre liberté, et chacun s’en allait à son but.

Notre but à nous était de longer la côte jusqu’au Cavally, de lever la carte de ce pays peu exploré et de tâter les habitans de la côte pour savoir ce qui restait de nos anciennes relations avec ces peuples.

Car toute cette rive a été française, et de tout temps a commercé avec la France.

Sans remonter dans la nuit des temps, on trouve les Dieppois installés en 1355 à Vieux petit Ceste et à Nouveau petit Ceste, qu’ils appelaient petit Paris, et longtemps il a existé en ces parages un établissement français. Plus tard, l’amiral Bouët-Villaumez et l’amiral Fleuriot de Langle se sont occupés de cette côte, en ont fait faire l’hydrographie, ont passé des traités avec les rois noirs. Puis la guerre de 1870 est venue. Au milieu de nos inquiétudes et de nos malheurs, nous avons délaissé cette colonie qui n’était encore qu’ébauchée, et, comme les noirs ont la mémoire