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nouveau, et toute animosité fut enterrée à jamais. Sloparak se mit même à tirer la charrette en compagnie de Bozidar, jusqu’à ce qu’ils eussent trouvé un chien à même de remplir dignement la place de l’ami reconquis.

Ainsi, Bozidar et Bozena parcoururent le monde pendant trois ans. Au garçon était venu se joindre une petite fille, et les kreutzers économisés avaient considérablement augmenté.

Un jour, sur les frontières de Belgique, une lettre de leur curé leur fut remise. Leur vieille mère, écrivait-il, était souffrante et s’affaiblissait de jour en jour, il était temps de revenir.

— Eh bien ! qu’en penses-tu ? demanda Bozidar.

— Comme tu voudras, répliqua Bozena ; avec toi je cours le monde, avec toi, je retournerai à la maison, je serai où tu seras, c’est mon sort sur cette terre, et je ne demande pas mieux.

— Eh bien ! retournons.

— Allons !

— C’est de bon cœur ?

Pendant quelques minutes, Bozena le regarda, puis elle fit de la tête un mouvement d’assentiment.

Aussitôt ils se mirent en route, et à l’époque où la neige blanchissait de ses premiers flocons le sauvage décor des monts Carpathes, Bozena et Bozidar firent leur entrée dans leur pays natal, les deux enfans assis sur la charrette attelée du chien, eux-mêmes marchant à côté, les yeux luisans, et chantant à gorge déployée.

A leur arrivée, la mère vivait encore, et elle se remit bientôt en revoyant ses enfans et les deux petits. Mais Bozena et Bozidar ne comptaient plus s’en aller.

De leurs propres yeux, ils avaient vu les merveilles, les contes de Palitcheck, et après ce grand monde, cette immense patrie de tous, le petit monde, la motte de terre où ils étaient, la petite patrie qui bien plus que l’autre les captivait.

Qu’est donc la vie, sinon un grand pèlerinage où finalement l’on revient au point de départ, seulement l’un s’en va traînant, derrière son cheval de bataille, une grande armée, et l’autre vendant des souricières de porte en porte.

A présent Bozena et Bozidar sont assis là où le vieux Palitcheck s’était assis si longtemps avec la vieille Anna, et ils y demeureront jusqu’au jour où leurs cheveux commenceront à grisonner et où leurs enfans s’en iront à leur tour de par le monde ; car aussi longtemps qu’il y aura des souris et des souricières, des drouineurs slovaques parcourront l’Europe, portant en leurs bonnes et honnêtes physionomies comme le miroir de leurs âmes honnêtes.


SACHER-MASOCH