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— Toi-même ! s’écria-t-il en éclatant de rire.

Bozena devint cramoisie. Elle était debout devant lui, le regardant avec des yeux hagards et agitant ses mains en l’air comme si elle eût voulu saisir les mots qui lui échappaient, qui lui manquaient. Mais Bozidar lui prit la tête dans ses mains et l’embrassa tendrement.

Quand ils se marièrent, ils étaient encore des enfans et avaient le cerveau rempli des contes de Palitcheck. A peine la grande chambre fut-elle nettoyée de la poussière qu’avait fait monter et tourbillonner la danse des convives de la noce, qu’ils se mirent à charger une petite voiture, et lorsque Anna leur demanda avec étonnement ce qu’ils se proposaient de faire, ils se regardèrent l’un l’autre tout confus.

Enfin Bozidar lui répondit avec un sourire embarrassé : — Ma mère, nous ne pouvons rester plus longtemps ici, nous voulons aller courir le monde comme l’ont fait nos parens et nos aïeux.

— Y pensez-vous, ô malheureux enfans ! s’écria la bonne vieille.

— Que nous arrivera-t-il donc, mère ? dit Bozena. De son vivant, le père cheminait tout seul sur ses pauvres jambes, nous avons une charrette et un cheval et j’accompagnerai Bozidar, car je ne le laisserai pas seul aller à l’étranger.

— Il y a aussi tant de marchandise en magasin, mère ! répliqua Bozidar, il faut bien qu’elle soit vendue un jour ou l’autre.

Anna ne dit plus rien ; elle alla s’asseoir dans un coin et se mit à pleurer en secret.


Bozena et Bozidar partirent faire leur tour du monde et traversèrent le pays. Ils allèrent par-ci, par-là, tantôt suivant le soleil, tantôt accompagnant le cours des fleuves, comme leurs parens, leurs grands-pères et grand’mères et tous leurs aïeux l’avaient fait depuis des siècles. L’étranger était-il donc si beau qu’ils en oubliaient leur foyer ? Oh ! non, pas du tout. Partout la terre, cette merveille de Dieu, leur semblait belle, mais ils n’en oubliaient pas pour cela leur pays natal. Ils l’emportaient avec eux dans leur petite voiture surchargée d’ustensiles de cuisine, dans leur petit cheval vigoureux, dans leurs chemises de toile grossière, tissée de leurs propres mains, dans leurs vêtemens de rude drap d’halina, et, avant tout, dans leurs cœurs. Et comme ils emportaient avec eux leur pays natal, l’amour les accompagna partout. Ils en avaient à peine conscience, mais en marchant toujours, ils se serraient plus intimement l’un contre l’autre, et ils finirent ainsi par comprendre le véritable sens de la vie qui n’est qu’un pèlerinage, qui le sera toujours, comme le mariage n’est qu’un pèlerinage commun où il est si bon d’avoir à ses côtés un compagnon chéri, fidèle et courageux.