Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 107.djvu/457

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

marchandises, surtout avec ce beau tabac turc qui frise en boucles blondes. En dehors de ces occupations de flibuste, Stanko ne s’inquiétait que de se coucher en hiver sur le banc auprès du poêle ou dans quelque meule de foin par le beau temps d’été.

Sur l’autre rive de la Save, Stanko comptait un bon ami, le beg Asman Goycinovitch. Quoique de religion différente, bien que le beg fût un homme riche et que Stanko n’eût jamais un florin dans sa poche, ils étaient liés d’une étroite amitié. Depuis longtemps ils faisaient leur commerce, et ils le faisaient honnêtement ; et chaque fois qu’ils se rencontraient, ils se donnaient une bonne poignée de main et s’embrassaient, pour s’embrasser encore.

Ainsi le temps passait, les années se suivaient, mais à la fin cela finit par ne plus marcher du tout. L’hiver était venu amenant la neige ; on manquait de tout à la maison de Stanko, les impôts n’étaient pas payés, et il n’y avait pas dans les tiroirs un kreutzer, absolument rien.

— Stanko était assis près du poêle et réfléchissait.

— Va donc travailler, dit Ursa avec un soupir.

Stanko se leva et sortit. Quand il revint, il amenait un cheval qu’il attacha dans l’écurie. Puis, il se coucha de nouveau et se mit à rêver.

— Écoute, mon cher, dit Ursa, en s’asseyant près de lui et caressant doucement sa tête noire, cela ne saurait continuer ainsi.

— Tu as raison, répondit-il, je suis un misérable, je le sais, un vaurien, mais pourquoi Dieu, dans sa bonté, m’a-t-il créé ainsi et non autrement ?

— Prends donc ton courage à deux mains, va travailler.

— Je ne le puis pas, Ursa, ce n’est pas dans ma nature ; mais je comprends que tu mènes une méchante vie auprès de moi Change-la.

— Comment cela ?

— Comment ? Je trouverai bien un moyen pour nous venir en aide à tous deux.

— Quoi, alors ? Parle !

Elle lui appliqua un coup de poing dans les côtes.

— Si seulement tu voulais consentir à ce que je… que je… que je te vendisse comme esclave.

— Moi ! me vendre comme esclave ? Suis-je donc une bête ?

— L’homme est aussi une marchandise, répliqua-t-il, pourquoi en serait-il autrement de la femme, et surtout d’une belle femme comme toi ?

Ursa avait croisé les bras sur son sein et le regardait. Elle ne comprenait pas ; sur une pareille proposition, elle se méfiait d’elle-même, de Dieu.