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celle-là, que tout bon sujet anglais prévoit comme probable, comme inévitable peut-être, et à laquelle tous les ministères qui se succèdent préparent de longue main leur pays avec une prévoyance jamais interrompue. Cette guerre, dont M. de Bismarck a dit, en riant d’un mauvais rire, que ce serait celle « de l’éléphant et de la baleine, » c’est la guerre anglo-russe. C’est pour l’éventualité de ce grand conflit, toujours retardée, mais destinée à ne jamais s’évanouir, que l’Angleterre a besoin d’alliances et sur terre et sur mer.

Le nouveau groupement des puissances européennes, peu à peu produit par les conséquences des guerres survenues après le congrès de Paris, a profondément troublé les conditions de sa politique internationale. Aux temps de l’alliance occidentale, elle pouvait voir d’un œil plus tranquille les approches d’un conflit avec la Russie. Alors, l’état territorial et politique de l’Allemagne s’y prêtant d’ailleurs parfaitement, elle avait dans la France un allié dont la coopération, toujours certaine, suffisait à la rassurer. Elle pouvait, en ce temps-là, se donner en Europe ce qu’on pourrait appeler une politique de luxe ; elle pouvait songer sans témérité à considérer comme choses nécessaires la défense, par exemple, de l’intégrité de la Turquie ou de la neutralité de la Belgique, sans en exclure même la défense de l’Italie, bien que les faits aient démontré le contraire. Aujourd’hui ce luxe ne lui est plus permis. Elle en est réduite aux nécessités de ce qu’on peut appeler une politique de foyer. Les idées des chefs militaires anglais sont connues. Leur opinion est « qu’on doit se borner à défendre les îles britanniques et les Indes. »

Pour les îles britanniques, le danger n’est pas grand, malgré ce cri d’alarme poussé par le général Wolseley dans le discours qu’il prononça le 23 avril 1886 au Club de la Presse : « Le pays est ouvert à l’invasion, et il faut y entretenir une force militaire suffisante pour que les sujets de la reine puissent dormir tranquilles dans leur lit. »

Pour les Indes, le problème est plus difficile. Les progrès de la Russie dans l’Asie centrale, en voies de communication, en forces militaires, en influence sur les populations, sont incessans. Dans l’opinion de certains écrivains militaires anglais, les Russes pourraient marcher sur les Indes anglaises à la fois par l’Oxus et le Caucase et par la frontière sibérienne sud. La première de ces marches les porterait sur les points de la concentration anglaise « avec leur inépuisable contingent caucasien, » avant que les Anglais eussent pu y réunir 40,000 hommes. La seconde aurait toute facilité d’action pendant les « trois mois au moins » qu’il faudrait