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Aussi, après la blessure d’Aspromonte, l’élan du peuple anglais vers le héros de la révolution italienne devint-il irrésistible. Les Anglais voulaient absolument voir parmi eux le légendaire conquérant des Deux-Siciles, celui qui, dictateur tout-puissant, avait fait royalement don de deux royaumes à son souverain, et s’en était retourné pauvre sur son rocher de Caprera[1].

Garibaldi, en effet, se rendit à ces pressantes et enthousiastes invitations du peuple anglais, en avril 1865. L’accueil qui lui fut fait tint de la frénésie. Jamais souverain, jamais triomphateur, n’a reçu ni ne recevra semblable hommage d’un grand peuple.

Mais ces démonstrations délirantes de la nation anglaise finirent par gêner le cabinet britannique. Tout d’abord, le gouvernement italien s’en sentit encouragé jusqu’à envoyer à Londres un agent secret pour suggérer aux ministres de la reine l’idée de sanctionner tout cet enthousiasme italophile en cédant Malte à l’Italie, comme ils venaient de céder généreusement les îles Ioniennes à la Grèce. Les ministres anglais, qui ne l’entendaient pas de cette oreille, commencèrent à souhaiter que le départ de Garibaldi vînt bientôt les délivrer de semblables obsessions[2]. Mais il y avait plus : les cabinets européens se montraient inquiets de cette ovation faite au champion de la révolution. Il s’agissait, en ce temps-là, de régler entre la Prusse et l’Autriche l’interminable affaire du Schleswig-Holstein. La situation était très tendue. La guerre pouvait en sortir d’un moment à l’autre, comme d’ailleurs elle en sortit deux ans plus tard. La réunion d’une conférence était proposée, et l’Autriche refusait d’y envoyer ses représentans « tant que le soldat révolutionnaire ne serait pas parti d’Angleterre. » Le cabinet de Turin, de son côté, s’alarmait des intelligences secrètes qui pouvaient se nouer à Londres entre Garibaldi et Mazzini. Il travaillait à faire précipiter le départ du général. Toutes ces causes réunies produisirent leur effet. Un jour, le duc de Sutherland, dont Garibaldi était l’hôte, entreprit de le décider à s’en aller, en touchant son cœur généreux par cet argument décisif que sa présence en Angleterre devenait préjudiciable aux intérêts du gouvernement anglais. Garibaldi, dans sa sublime naïveté, se laissa facilement convaincre ; il se montra disposé à partir, renonçant aux réceptions qu’on lui préparait dans tous les comtés ; M. Muller, intermédiaire secret entre Victor-Emmanuel et Mazzini, s’empressait de l’annoncer au roi dans un télégramme, en date du 18 avril 186/i. Le général se laissa séparer sans défiance

  1. Voir la dépêche de sir Henri Elliot à lord Russell, datée de Naples 9 novembre 1860.
  2. Voir Politica segreta italiana, 1863-1871, p. 171, 2e édition, Roux et Cie, Turin. Rome, 1891.