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ondes et les tempêtes pour aller faire connoître le nom de Dieu, notre Créateur, à tant de peuples barbares, privés de toute civilité, qui nous appellent, qui nous tendent les bras, qui sont prêts de s’assujettir à nous, afin que, par saints enseignemens et par bons exemples, nous les mettions en la voie de salut. Serviteurs de Jésus-Christ, si, en nos misérables jours, vous restez encore quelques-uns destinés à ce saint ouvrage, je vous appelle par la voix du Maître qui vous demande en sa vigne ; que le délai ne vous empêche et décourage : quoique vous veniez tard, vous aurez le salaire de tout le jour. La moisson est grande, et n’y a faute que de moissonneurs. Le hâle ni la soif ne vous fassent point appréhender de prendre la faucille : la vraie fontaine vous suivra partout. Ne vous épouvantez point pour la crainte de la mort : l’auteur de vie vous accompagnera toujours. Ne vous troublez point pour la longueur et difficulté du chemin, la voie qui de tous lieux mène au ciel étant en votre compagnie. Ne frissonnez point à l’aspect de ce grand abîme d’eaux, puisque celui qui marche à pied sec sur les ondes, comme sur un plancher ferme et solide, vous doit lui-même tenir et guider par la main.


N’est-ce pas la vraie éloquence ? Et cela ne vaut-il pas bien les brillantes figures du Sermon pour l’Epiphanie ? Mais je trouve là un autre caractère de la littérature classique : quand on veut persuader tout le monde, il faut s’appuyer sur des idées générales et des raisons universelles. La marque d’un génie oratoire, c’est de ne s’enfermer nulle part dans les raisons techniques. Montchrétien ne manque pas à cette loi : à l’appui des vérités économiques, il appelle ici la religion, là le patriotisme ; la charité, l’humanité, autorisent ses démonstrations. Et ce n’est pas artifice, ni procédé : c’est passion chez lui, émotion intime qui déborde de toutes parts à travers le système. Mais ces sentimens qui l’animent, crainte de Dieu, dévoûment à l’État, amour du prochain, pitié du pauvre peuple, en même temps que des sentimens personnels, ce sont des idées générales et des idées morales : ainsi, ce qui était technique devient universel, et la morale commune est le véhicule qui porte la doctrine spéciale au fond des esprits.

Ce n’est pas tout, dans le détail de son exposition, Montchrétien donne volontiers à ses raisonnemens une base psychologique et fait reposer en dernier lieu la science économique sur l’expérience du cœur humain. Tout se fonde là-dessus. « La meilleure prise, dit-il, qu’on puisse avoir sur les hommes, c’est de connaître les inclinations, les mouvemens, les passions et les habitudes ; en les prenant par ces anses, on les peut porter où l’on veut. » S’il évite la sécheresse des abstractions, c’est qu’il voit partout des hommes : les formules de l’économie se réduisent pour lui à des