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cherchez de vie ni de vérité d’aucune sorte. Ce lettré ne sait rien des mœurs antiques : le moyen âge n’était pas plus naïvement ignorant. Ne vous étonnez pas qu’on annonce « le grand-duc Lelius, » ou la « belle, dame » Sophonisbe, qui du reste est une beauté « noire. » Vous verrez venir en « coche » le prince Ptolémée, gouverneur d’Alexandrie, et quand s’évanouira la vieille Gratésiclea, vous entendrez une demoiselle Spartiate demander du « vinaigre. » Hector est beau comme un chevalier Bayard, quand, revêtu « d’un harnois flamboyant, » « salade en tête, »


Et le panache horrible enté sur son armet,


il pique son destrier de l’éperon et s’avance contre Achille « la lance en arrêt. » Tel apparaît le capitaine Urie, avec son « morion » empanaché, autour duquel dans la bataille tournoie « mainte grenade : » tels les soldats de Syphax


Vestent le corselet, prennent la hallebarde,


et sortent bel ordre contre le « scadron colonel » de l’armée romaine. Il n’y a pas davantage de dessin ou d’analyse des caractères : je vois s’entre-choquer des maximes, s’équilibrer des couplets ; je ne sens nulle part des passions en conflit, des âmes en contact, des sentimens en mouvement. Les personnages se déclarent sans s’expliquer, et, s’il faut évoluer, ne savent que faire volte-face brusquement et pivoter sur place. Un vers suffit à la transformation d’une âme. Où est le fin psychologue qui écrira le Traité d’économie ? L’auteur, trop jeune, n’avait-il pas encore acquis son expérience ? ou plutôt n’est-ce pas que le genre, ou mieux l’exercice de la tragédie, tel qu’il le concevait d’après ses maîtres, ne comportait aucun emploi de l’observation psychologique ? Le vrai drame se passe dans la coulisse, entre les actes et les scènes. Il s’agit bien d’action ou d’analyse ! faire de la poésie, voilà toute la prétention de l’auteur. Un sujet tragique n’est à ses yeux qu’une succession de thèmes poétiques. Chaque situation, chaque état moral n’est qu’un motif, selon la nature duquel il écrira une élégie, un discours, une ode, un hymne, une suite de sentences, une méditation, parfois même un sonnet. Le monologue, si fréquent, se distribue en strophes et prend le mouvement lyrique : le dialogue se rythme en couplets mesurés et revêt l’apparence d’un chant amébée. Une telle œuvre relève de la rhétorique et non de l’art dramatique. C’est un écolier qui s’étudie à développer une matière, à paraphraser un texte : ici il traduit, là il imite ; ici il plaque une heureuse réminiscence, là il étend un beau lieu-commun. La gloire, la mort, l’amour, la vie champêtre, tout ce qui