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que les événemens allaient encore resserrer et fortifier. Au fond, avec son vigoureux sentiment provincial et bourgeois, il ne se faisait pas plus d’illusions que M. de Villèle sur les ultras, et, comme lui, il se laissait aller à dire en parlant de ces terribles « camarades » : — « Vous ne savez pas ce que c’est que de labourer avec ces gens-là et la peine qu’il faut se donner pour leur faire comprendre quelque chose qui ait le sens commun… »

Est-ce donc que M. de Villèle, dans ses résistances à la fronde des salons et dans ses velléités modératrices, cédât à des impatiences de pouvoir, comme on le disait perfidement, qu’il fut prêt à changer de camp pour passer au camp ministériel, — à l’ennemi, à M. Decazes, comme on l’insinuait ? M. de Villèle a été, au contraire, un des politiques qui ont eu au plus rare degré les dons et le tempérament du chef parlementaire. C’était l’homme des chambres et de son parti. Il restait attaché à la fortune du parti, à la cause royaliste pour triompher ou succomber avec elle. Il ne se séparait pas de ses amis, même en leur résistant ; mais il n’entendait pas subir leur joug, et s’il pouvait leur faire des concessions qui devaient un jour le perdre, il ne voulait pas pour le moment mettre une campagne difficile à la merci de leurs emportemens et de leurs fantaisies. Il avait sur eux l’avantage d’un esprit de conduite et d’une expérience que quatre années de vie parlementaire avaient singulièrement développés depuis 1815. Il restait un opposant décidé qui évitait de se compromettre dans ce qu’il appelait les « traitailleries ; » il ne se croyait pas obligé de faire une opposition irréconciliable, aventureuse et personnelle. Il ne s’amusait pas à appeler tous les jours M. Decazes « un traître, » il n’en croyait pas un mot ; il se bornait à penser et à dire que M. Decazes « était entraîné par son insuffisance, sa légèreté et ses passions. » Il refusait absolument de se prêter à une politique de parti qui prétendait à chaque instant jouer le tout pour le tout et ne craignait pas, sous prétexte de servir la bonne cause, d’être révolutionnaire dans ses votes, de tout pousser à l’extrême sans s’inquiéter du lendemain. Il a pu dire depuis et il en avait le droit : — « Je n’ai jamais été de ceux qui voulaient le bien par l’excès du mal ; c’est un triste remède et il est criminel de l’employer. » — C’est l’homme qui, après avoir dirigé comme vice-président quelques séances tumultueuses de la chambre avec une modération dont la gauche elle-même avait été étonnée, pouvait écrire dans l’intimité : — « Quant à moi, l’impartialité ne me coûte rien. Je ne vois que la réussite des affaires dont je suis chargé et n’y mets pas la moindre passion contre les individus. Je suis né pour la fin des révolutions ! »