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nous, en apprenant que nous avions franchi la rivière auprès de Zembin.

Le 27 au soir, l’empereur passa les ponts avec sa garde, et vint s’établir à Zawniski, où la cavalerie reçut l’ordre d’aller les joindre. Les ennemis n’y avaient pas paru.

On a beaucoup parlé des désastres qui eurent lieu sur la Bérésina, mais ce que personne n’a dit encore, c’est qu’on eût pu en éviter la plus grande partie, si l’état-major général, comprenant mieux ses devoirs, eût profité de la nuit du 27 au 28 pour faire traverser les ponts aux bagages, et surtout à ces milliers de traînards qui, le lendemain, obstruèrent le passage.

En effet, après avoir bien établi mon régiment au bivouac de Zawniski, je m’aperçus de l’absence d’un cheval de bât qui, portant la petite caisse et les pièces de comptabilité de mes escadrons de guerre, n’avait pu être risqué dans le gué. Je pensais donc que le conducteur et les cavaliers qui l’escortaient avaient attendu que les ponts lussent établis. Ils l’étaient depuis plusieurs heures, et cependant ces hommes ne paraissaient pas ! Alors, inquiet sur eux aussi bien que sur le dépôt précieux qui leur était confié, je veux aller en personne favoriser leur passage, car je croyais les ponts encombrés. Je m’y rends donc au galop, et quel est mon étonnement de les trouver complètement déserts !… Personne n’y passait en ce moment, tandis qu’à cent pas de là et par un beau clair de lune, j’apercevais plus de 50,000 traînards, ou soldats isolés de leurs régimens, qu’on surnommait rôtisseurs. Ces hommes, tranquillement assis devant des feux immenses, préparaient des grillades de viande de cheval, sans se douter qu’ils étaient devant une rivière dont le passage coûterait le lendemain la vie à un grand nombre d’entre eux, tandis qu’en quelques minutes ils pouvaient la franchir sans obstacle dès à présent, et achever les préparatifs de leur souper sur l’autre rive. Du reste, pas un officier de la maison impériale, pas un aide-de-camp de l’état-major de l’armée ni d’aucun maréchal n’était là pour prévenir ces malheureux et les pousser au besoin vers les ponts !

Ce fut dans ce camp désordonné que je vis pour la première fois des militaires revenant de Moscou. Mon âme en fut navrée !… Tous les grades étaient confondus : plus d’armes, plus de tenue militaire ! Des soldats, des officiers et même des généraux couverts de haillons et n’ayant pour chaussures que des lambeaux de cuir ou de drap, mal réunis au moyen de ficelles ! .. Une cohue immense, dans laquelle étaient pêle-mêle des milliers d’hommes de nations diverses, parlant bruyamment toutes les langues du continent européen sans pouvoir se comprendre mutuellement ! ..

Cependant, si l’on eût pris dans le corps d’Oudinot ou dans la