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Cette rivière n’était pas assez gelée pour qu’on pût la traverser sur la glace ; il fallait donc la franchir en passant sur le pont ; mais pour enlever celui-ci, il aurait fallu de l’infanterie et la nôtre se trouvait à 3 lieues de Borisof.

Pour y suppléer, le maréchal Oudinot, qui arriva sur ces entrefaites, ordonna au général Castex de faire mettre pied à terre aux trois quarts des cavaliers des deux régimens, qui, armés de leurs mousquetons et formant un petit bataillon, iraient attaquer le pont. Nous nous empressâmes d’obéir, et laissant les chevaux dans les rues voisines à la garde de quelques hommes, nous nous dirigeâmes vers la rivière, sous la conduite du général Castex, qui, dans cette périlleuse entreprise, voulut marcher à la tête de sa brigade.

La déconfiture que venait d’éprouver l’avant-garde russe ayant porté la consternation dans l’armée de Tchitchakof, le plus grand désordre régnait sur la rive occupée par elle où nous voyions des fuyards s’éloigner dans la campagne. Aussi, bien qu’il m’eût paru d’abord fort difficile que des cavaliers à pied et sans baïonnettes pussent forcer le passage d’un pont et s’y maintenir, je commençais à espérer un bon résultat, car l’ennemi ne nous opposait que quelques rares tirailleurs. J’avais donc prescrit aux pelotons qui devaient arriver les premiers sur la rive droite, de s’emparer des maisons voisines du pont, afin que, maîtres des deux extrémités, nous pussions le défendre jusqu’à l’arrivée de notre infanterie et assurer ainsi à l’armée française le passage de la Bérésina.

Mais tout à coup les canons de la forteresse grondent et couvrent le tablier du pont d’une grêle de mitraille, qui, portant le désordre dans notre faible bataillon, le force à reculer momentanément. Un groupe de sapeurs russes, munis de torches, profite de cet instant pour mettre le feu au pont ; mais comme la présence de ces sapeurs empêchait l’artillerie ennemie de tirer, nous nous élançons sur eux ! .. La plupart sont tués ou jetés dans la rivière, et déjà nos chasseurs avaient éteint l’incendie à peine allumé, lorsqu’un bataillon de grenadiers russes, accourant au pas de charge, nous force à coups de baïonnette à évacuer le pont, qui bientôt, couvert de torches enflammées, devient un immense brasier, dont la chaleur intense contraignit les deux partis à s’éloigner !

Dès ce moment, les Français durent renoncer à l’espoir de passer la Bérésina sur ce point, et leur retraite fut coupée ! .. Cette immense calamité nous devint fatale et contribua infiniment à changer la face de l’Europe, en ébranlant le trône de Napoléon.

Le maréchal Oudinot, ayant reconnu l’impossibilité de forcer le passage de la rivière devant Borisof, jugea qu’il serait dangereux de laisser encombrer cette ville par les troupes de son armée. Il leur envoya donc l’ordre de camper entre Lochmitza et Némonitza.