Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 107.djvu/285

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

profita de la nuit pour se retirer, gagner Sienno et cantonner les deux corps d’armée dans les environs. Les Russes s’éloignèrent aussi, laissant seulement quelques cosaques pour nous observer. Cet état de choses, qui dura toute la première quinzaine de novembre, fut très favorable à nos troupes, car elles vivaient largement, la contrée offrant beaucoup de ressources.

Le 23e de chasseurs, posté à Zapolé, couvrait un des flancs des deux armées réunies, lorsque le maréchal Victor, informé qu’une nombreuse armée ennemie se trouvait à Vonisokoï-Ghorodié, prescrivit au général Castex de faire reconnaître ce point par un des régimens de la brigade.

C’était au mien à marcher. Nous partîmes à la tombée du jour et arrivâmes sans encombre à Ghorodié, village situé dans un bas-fond, sur un très vaste marais desséché. Tout y était fort tranquille, et les paysans que je fis questionner par Lorentz, mon domestique polonais, n’avaient pas vu un soldat russe depuis deux mois. Je me mis donc en disposition de revenir à Zapolé ; mais le retour ne fut pas aussi calme que l’avait été notre marche en avant.

Bien qu’il n’y eût pas de brouillard, la nuit était fort obscure ; je craignais d’égarer mon régiment sur les nombreuses digues du marais que je devais traverser de nouveau. Je pris donc pour guide celui des habitans de Ghorodié qui m’avait paru le moins stupide.

Ma colonne cheminait en très bon ordre depuis une demi-heure, lorsque tout à coup j’aperçois des feux de bivouac sur les collines qui dominent le marais : j’arrête ma troupe et fais dire à l’avant-garde d’envoyer en reconnaissance deux sous-officiers intelligens qui devront observer en tâchant de n’être point aperçus. Ces hommes reviennent promptement me dire qu’un corps très nombreux nous barre le chemin, tandis qu’un autre s’établit sur nos derrières. Je tourne la tête, et voyant des milliers de feux entre moi et Ghorodié, que je venais de quitter, il me parut évident que j’avais donné sans le savoir au milieu d’un corps d’armée ennemi qui se préparait à bivouaquer en ce lieu ! .. Le nombre de feux augmentait sans cesse,.. la plaine ainsi que les coteaux en furent bientôt couverts et offraient l’aspect d’un camp de 50,000 hommes au centre duquel je me trouvais avec moins de 700 cavaliers ! .. La partie n’était pas égale ; mais comment éviter le péril qui nous menaçait ? .. Il n’y avait qu’un seul moyen : c’était de me lancer au galop et en silence par la digue principale que nous occupions, de fondre sur les ennemis surpris de cette attaque imprévue, de nous ouvrir un passage le sabre à la main et, une fois éloignés de la clarté des feux du camp, l’obscurité nous permettrait de nous retirer sans être poursuivis !

Ce plan bien arrêté, j’envoie des officiers tout le long de la