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totalement ruiné. Tout ce que j’avais pu gagner s’en est allé à vau-l’eau. J’avais dépensé beaucoup d’argent en achats de livres parce que je comptais rester toujours ici, et je dois partir ; la terre me manque sous les pieds. »

Il se retira dans une petite maison de campagne, aux portes de Nuremberg. Il avait l’humeur plus solitaire que jamais, il ne voulait voir personne. Il se remit à travailler, mais il ne pouvait oublier son cruel accident ; il avait perdu cette paix du cœur sans laquelle on n’est plus maître ni de ses nerfs, ni de ses idées. « Il est dur, disait-il, de n’être rien parce qu’on ne peut rien et de ne pouvoir rien parce qu’on n’a rien. L’homme qui n’a rien n’a pas même une volonté. » Des directeurs de journaux, de revues lui demandaient des articles ; il se promettait de les satisfaire, et l’inspiration ne venait pas. Dès ses jeunes années il écrivait à un ami : « Mon esprit est un souverain absolu, un autocrate, et c’est lui qui me mène. Je n’ai pas l’inspiration à mon commandement. Il faut que je m’enfonce, que je disparaisse dans mon sujet, qu’il m’engloutisse comme la baleine engloutit Jonas. Je ne fais rien de bon qu’à la condition d’être amoureux et de me donner tout entier corps et âme. Que l’amour vienne à se refroidir, je n’ai plus de talent. »

Il se plaignait de son sort, il se plaignait aussi de l’Allemagne, qui, après s’être beaucoup occupée de lui, l’oubliait, le délaissait. Depuis quelque temps déjà la question de savoir comment les dieux sont nés la laissait froide, indifférente ; les affaires du ciel l’intéressaient moins que celles de la terre, elle était tout entière à la politique, et quoique Feuerbach ne méprisât pas la politique, il faisait peu de cas des politiciens. En 1848, quelques électeurs de bonne volonté lui avaient offert de l’envoyer au parlement de Francfort ; il avait décliné leurs propositions. « On a prétendu dans une des chambres bavaroises, disait-il en 1851, que le parlement de Francfort avait échoué parce qu’il ne croyait pas en Dieu. Tout au contraire la plupart de ses membres étaient de vrais croyans, et le bon Dieu vote toujours avec les majorités. Le parlement a échoué parce qu’il n’avait pas le sens des lieux et des temps. La bâtarde révolution de mars a été une fille naturelle de la foi chrétienne. Les constitutionnels croyaient que le Seigneur n’a qu’un mot à dire et la justice règne dans ce monde ; les républicains s’imaginaient qu’il suffit de souhaiter une république pour la créer. Les uns comme les autres croyaient aux miracles en politique. »

L’Allemagne n’avait pas su régler elle-même ses destinées ; elle s’en remit à un grand homme d’état du soin de disposer d’elle. Strauss avait dénoncé M. de Bismarck comme le plus dangereux ennemi du droit et de la liberté. Après Sadowa, éclairé par l’événement, touché de componction, de repentir, il adora ce qu’il avait brûlé. Quand il