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que se succédaient toutes ces questions irritantes, — et l’amnistie dont on voulait faire une proscription déguisée et graduée, et le règlement des créances arriérées, qui impliquait le respect des engagemens du passé, et les lois de répression concédées aux passions du temps, et le budget, et une nouvelle loi d’élections, — il prenait un ascendant croissant dans ces débats souvent orageux. Il était de toutes les réunions où les royalistes se concertaient pour l’action, de toutes les commissions de la chambre, — commission de l’amnistie, commission du budget, commission de la loi des élections. Il y déployait sans ostentation et sans bruit toutes les ressources d’un politique singulièrement avisé. Avant trois mois il était le conseiller écouté, le guide ou ce qu’on aurait pu appeler le leader de son parti, en même temps qu’un négociateur recherché par les ministres, fort embarrassés de traiter avec cette majorité d’ultras.

C’était une assemblée violente assurément, ce n’était pas une assemblée vulgaire, cette chambre de 1815, où les intérêts les plus graves de la monarchie se débattaient chaque jour entre des hommes qui se classaient par degrés, — les uns, M. de Serre, M. Lainé, M. Pasquier, M. Royer-Collard, sous le drapeau de la politique modérée porté par M. de Richelieu, — les autres, M. de Villèle, M. Hyde de Neuville, M. de Bonald, M. Corbière, sous le drapeau du royalisme pur et exclusif. L’originalité de M. de Villèle dans cette élite des débuts de la Restauration ne tenait pas à quelques-uns de ces dons supérieurs qui font la puissance d’un homme dans un parlement, même dans un parti. Il n’avait rien de dominateur. Il n’avait ni l’éclat entraînant de l’éloquence, ni les fascinations de la voix et du geste, ni la force de l’esprit philosophique, ni les séductions extérieures. Lamartine, qui avait plus que tout autre le sentiment de cette époque où il avait lui-même grandi, l’a peint comme il l’avait vu, avec son visage d’homme d’affaires attentif, son regard pénétrant, sa physionomie aiguë, son attitude grêle, avec sa parole qui, « sans éblouir jamais, éclairait toujours. » La jeune et libérale duchesse de Broglie, qui a laissé un journal intime semé de traits émus ou piquans sur les choses et les hommes du temps, a écrit un jour au sortir d’une séance où M. de Villèle et M. Lainé avaient parlé : « M. de Villèle est laid, il a le son de voix méridional et très nasillard. Il n’a point de grâce dans les gestes ni rien d’éloquent, mais son esprit est clair, juste et logique. Il débarrasse une question de tous ses alentours inutiles et trouve toujours le meilleur côté d’une mauvaise cause. Il a d’ailleurs une apparence de modération qui fait effet[1]… » Le secret de l’importance que M. de

  1. Ces Souvenirs laissés par le duc de Broglie sont certes un des documens les plus intéressans et sur l’époque de la Restauration, et sur l’histoire des partis, des idées, et sur la nature d’un esprit qui alliait à la hardiesse du libéralisme la sincérité d’une raison droite. Le Journal de la duchesse de Broglie, reproduit par le duc, est un des attraits de ces Souvenirs.