Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 107.djvu/141

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas que mes idées sont nées de la pure et simple expérience qui est la vraie maîtresse. » C’est à l’expérience que les anciens ont dû les vérités qu’ils nous ont transmises, comme nous ils relèvent de cette autorité souveraine : « Si je ne sais, comme eux, alléguer les auteurs, j’invoquerai une chose bien plus haute, bien plus digne, en invoquant l’expérience maîtresse de leurs maîtres. » La vérité ne se découvre pas en un jour ; elle n’est pas née d’un homme, « elle est la fille du temps seul, » comme « la sagesse est la fille de l’expérience. » L’antiquité des temps n’est ainsi, selon le mot de Bacon, que la jeunesse du monde.

En attaquant l’autorité, Léonard garde cet esprit de mesure dont jamais il ne se départit. Il attaque les scolastiques, les dévots de l’autorité, il n’attaque pas les anciens. La justesse de son esprit fait la justice de ses jugemens. Il va jusqu’à défendre les anciens contre leurs commentateurs : « Quelques commentateurs blâment les anciens inventeurs qui donnèrent naissance à la grammaire et aux sciences et se font cavaliers (e fansi cavalieri) contre les inventeurs morts ; et parce qu’ils sont incapables de se faire inventeurs, ils sont, par paresse et par la commodité des livres, sans cesse occupés à reprendre leurs maîtres avec de faux argumens. » Ce qu’il reproche ici aux faiseurs de commentaires, c’est de n’ajouter aux œuvres des anciens que des subtilités logiques, c’est d’ergoter, de multiplier les exceptions et les distinctions, au lieu de se mettre à l’œuvre et de travailler à la découverte de vérités nouvelles. Les anciens sont des hommes dont l’expérience ne doit pas être perdue. Il les interroge, comme il se renseigne auprès des savans, des voyageurs, des hommes de métier : « Demande à Giovannino bombardier.., demande à Benedetto Portinari comment on court sur la glace en Flandre ; .. » il note sans cesse des titres d’ouvrages, les noms de leurs possesseurs, la librairie, la bibliothèque, où il est possible de se les procurer : « Messer Ottaviano Palavicino pour son Vitruve… L’algèbre qui est chez les Marliani, œuvre de leur père,.. procure-toi Vitellion, qui est à la bibliothèque de Pavie et qui traite des mathématiques[1], etc. » Il cite plusieurs fois Aristote. Il étudie surtout les savans, Euclide, Vitruve, Celse, Pline l’Ancien, dont il possède les œuvres traduites en langue vulgaire, Avicenne, dont le manuel de médecine était devenu classique en Italie ; mais plus que tous les autres, et c’est le sentiment des savans modernes, il admire Archimède. Il respecte les anciens, il les consulte, il ne les

  1. Maître Giuliano da Marliano a un bel herbier ; il habile en face des Strami, charpentiers. S. K. M., 55 r° ; J.-P. R., II, § 1386.